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II.

Ce matin vendredi, encore temps gris, petite pluie fine comme en Bretagne. Les vergues sont mises en pantenne, les pavillons en berne, et, de demi-heure en demi-heure, on commence à tirer le canon de deuil.

Cela rappelle le ciel ordinairement sombre et tout l’appareil du vendredi saint dans nos ports français. Cette grande rade des Pescadores ressemble même à certains points de nos côtes, avec ses terres assez basses, sans arbres, où des champs de riz et de maïs dessinent des carrés verts.

Beaucoup de sampans, montés par des Chinois plus ou moins occupés de pêche, circulent sur l’eau calme, rôdent surtout autour du Bayard, curieux, flairant déjà notre malheur. Et bientôt, sûrement, la Chine entière saura la mort de l’homme qui la faisait trembler.

A neuf heures, de tous les bâtimens de l’escadre, partent des canots et des baleinières, menant les commandans et les états-majors à une messe privée qui va se dire à bord du Bayard pour le repos de l’amiral. Le temps se maintient couvert, morne, et la mer tranquille; les embarcations accostent doucement, et bientôt le vaisseau est tout rempli d’officiers. Pauvre Bayard ! autrefois brillant, aujourd’hui défraîchi, éraillé, fatigué par sa campagne glorieuse ; et encombré de caisses, de ballots, de barriques, pour le ravitaillement des troupes. Cette foule qui arrive ne ressemble pas à celle des deuils vulgaires ; on ne voit pas ces figures composées, on n’entend pas ce courant de conversations à l’oreille, ce bourdonnement d’indifférence. Parmi tous ces officiers qui se rencontrent-là, il y a d’anciens camarades qui, depuis longtemps, ne se sont pas vus, et qui se donnent la main simplement, sans causer, presque sans rien se dire. En général, on se tient immobile sur place, encore dans la stupeur que cette mort a jetée.

L’autel de messe est disposé en abord et il faut se serrer là, dans une sorte de couloir étroit, sous la carapace de fer qui concentre une extrême chaleur. Derrière les officiers viennent se tasser les matelots, sans bruit, consternés eux aussi, et silencieux ; çà et là, dans cette foule, quelques têtes chinoises, de prisonniers ou d’interprètes, rappelant le pays lointain où l’on est.

La messe est dite à voix basse, au milieu de ce grand silence. Quand elle est achevée, on fait le tour par derrière l’autel pour aller (comme au cimetière on salue la famille) saluer le commandant et le chef d’état-major. Ils pleurent, ceux-ci.