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soit pas très correct : des officiers, des matelots, anxieux de savoir, d’écouter au passage les premiers mots que le commandant va dire.

— Il dit que l’amiral respire encore faiblement, mais qu’il est bien perdu; les yeux termes déjà, ne parlant plus depuis six heures du soir; les mains croisées sur la poitrine et déjà froides; très tranquille, et probablement ne souffrant pas.

De quoi meurt-il, — on ne sait pas bien. — D’épuisement surtout et d’un excès de langue intellectuelle. D’abord, le bruit avait couru qu’il était pris de cette contagion innomée dont on ose à peine parler, et qui chaque jour nous enlève brusquement quelques-uns des nôtres. On dit que non, maintenant ; ce n’est plus cela. Les deux maladies lentes de ce pays jaune : dyssenterie et hépatite, qu’il traînait depuis de longs mois, l’ont, paraît-il, vaincu tout d’un coup. Et puis il meurt d’autre chose encore : de travail excessif, d’écœurement aussi et de déceptions de toutes sortes en présence du résultat nul que ses belles victoires ont obtenu pour la France.

Les secours humains ne peuvent plus rien pour lui ; pas même réchauffer ses membres, qui s’immobilisent de plus en plus et sont couverts d’une sueur glacée, malgré la chaleur de cette nuit d’orage... Un canot du Bayard doit venir bientôt nous avertir quand ce sera fini tout à fait...


Après que la baleinière du commandant est rehissée, Yves et moi, qui sommes toujours de quart, nous recommençons nos cent pas. En attendant que vienne ce canot du Bayard, nous passons en revue tous ceux qui étaient de nos amis parmi les morts de cette guerre ; — et la liste en est longue, en y comprenant les pauvres ignorés qui portaient le simple col bleu...

Le plus regretté par nous deux, c’est Dehorter, le lieutenant de vaisseau blessé mortellement à Tamsui : pour moi, un très vieil ami de quinze ans ; un protecteur et un ami aussi pour Yves, qu’en mon absence je lui avais un peu confié. Hélas ! comme il était bon et brave, celui-là, — et vivant, et joyeux, et charmant !..

Quand il reçut dans la poitrine cette balle chinoise, j’étais en France, et sa dernière lettre, si gaie, m’arriva après sa mort :

« — Encore un, disait Yves, qui était aimé de nous tous! Pour moi, je vois toujours le bon sourire content qu’il m’avait fait, le matin même de cette débarque, quand je l’avais conduit à terre avec sa compagnie, dans le canot à vapeur, et que je lui avais dit : « Bonne chance, capitaine!..» A deux heures, la baleinière nous le rapportait la poitrine traversée.— Un peu plus tard, c’étaient tous nos