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on lira des éloges de lui plus ou moins bien faits ; on lui élèvera quelque part une statue ; on en parlera huit jours dans notre France oublieuse ; — mais assurément on ne comprendra jamais tout ce que nous perdons en lui, nous, les marins. — Je crois d’ailleurs que, pour sa mémoire, rien ne sera si glorieux que ce silence spontané et cet abattement de ses équipages.

Non, on n’avait pas prévu qu’il pourrait finir de cette manière...

Le canot repartit, de bateau en bateau annonçant le désastre. Le commandant fit armer sa baleinière pour aller vite à bord du Bayard; puis nous attendîmes, au carré, en parlant bas.

A huit heures, je montai prendre le quart; une nuit épaisse; les tauds faits, à cause de la pluie fine qui tombait depuis le coucher du soleil; une chaleur humide, orageuse, accablante.

Les fanaux étant parés pour recevoir le commandant à son retour, j’appelai le maître de quart, qui était précisément Yves (nos destinées nous ont réunis une fois de plus sur un même bateau) et nous commençâmes, à faire ensemble les cent pas monotones des nuits de veille. Au dehors on voyait, dans la brume noire, les feux de cette escadre jouant les lumières d’une grande ville, — ville nomade qui est venue se reposer depuis deux mois sur ce point de la mer chinoise. La pluie continuait de tomber lentement, sans un souffle dans l’air ; cela ressemblait aux nuits tristes de Bretagne, à part cette chaleur toujours, cette chaleur irrespirable, malsaine, qui pesait sur nous comme du plomb. — Et c’est pendant cette soirée tranquille, au milieu de tout ce calme, que ce chef de guerre était aux prises, dans une toute petite chambre de bord, avec la mort silencieuse et obscure...

Pendant qu’il s’en allait, nous causions de lui.

Sa gloire, elle a tellement couru le monde, tellement, que c’est banal à présent d’en parler entre nous. Elle lui survivra bien un peu, j’espère, car elle est universellement connue.

Mais ceux qui ne l’ont pas vu de près ne peuvent pas savoir combien il était un homme de cœur. — Ces existences de matelots et de soldats, qui, vraiment, depuis deux années, semblaient ne plus assez coûter à la France lointaine, il les jugeait très précieuses, lui qui était un vrai et grand chef; il se montrait très avare de ce sang français. Ses batailles étaient combinées, travaillées d’avance avec une si rare précision que le résultat, souvent foudroyant, s’obtenait toujours en perdant très peu, très peu des nôtres ; et ensuite, après l’action qu’il avait durement menée avec son absolutisme sans réplique, il redevenait tout de suite un autre homme très doux, s’en allant faire la tournée des ambulances avec un bon sourire triste ; il voulait voir tous les blessés, même les plus humbles,