Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/916

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
908
REVUE DES DEUX MONDES.

tueuses, brûlant tout sur son passage, se précipite dans le chenal tracé d’avance par la politique. Ainsi a été fondu le prodigieux amalgame d’où devait sortir l’unité nationale, comme un métal solide et résistant sort de la coulée fumante. Pense-t-on que l’humanité change du jour au lendemain et qu’il suffit d’une déclaration de principes pour que l’élément passif des peuples se dirige tout seul ? Les politiques du jour ne sont-ils pas forcés de reprendre, sous une autre forme, l’œuvre des princes, et de pousser le commun des martyrs en des endroits dangereux où ils n’auraient jamais été d’eux-mêmes ?

L’histoire nous a légué d’autres difficultés. Autrefois, tout principe d’autorité portait un nom d’homme : les magistratures locales étaient entre les mains du seigneur, l’état s’incarnait dans le roi, et la direction spirituelle des âmes appartenait au prêtre. Ce n’était pas très libéral, mais c’était aisé à comprendre, d’autant plus que personne ne vous demandait votre opinion. La foule suivait sans trop d’effort le panache, la couronne ou la mitre. La plus grande partie de l’Europe est encore soumise à ce régime. Or, indépendamment de la valeur des symboles, ce n’est pas une mince affaire que de remplacer toutes ces personnalités par des abstractions. Les gens à diplômes se reconnaissent peut-être dans le labyrinthe des lois constitutionnelles et ne prennent que rarement leur main droite pour leur main gauche ; mais des paysans et des manœuvres! on peut leur pardonner quelques tâtonnemens. Chez nous, l’autorité des nobles est tombée la première sans espoir de retour. Il subsiste cependant dans nos mœurs des traditions de patronage aristocratique. Pour l’état, c’est encore une question de savoir si nous avons décidément rompu avec la tradition monarchique et si la chose publique pourra désormais s’offrir sans voile à la vénération des citoyens. On s’en tire comme on peut : on remplace le buste du souverain, dans les mairies, par une figure assez froide à laquelle on donne le front impassible de la loi et la gorge plantureuse d’une paysanne. Cet effort allégorique suffira-t-il à l’imagination de nos concitoyens? Il est toujours à craindre que le peuple ne retourne à ses anciennes idoles. Quand Moïse, va sur la montagne, les Israélites relèvent le veau d’or. Enfin tout un parti attaque, dans l’ascendant du prêtre, le dernier rempart du principe d’autorité. Il suppose donc que la conscience populaire est suffisamment éclairée pour se passer d’un dogme. De là un dissentiment qui menace de couper en deux la nation.

Ces embarras sont communs à toute l’Europe : il y en a qui nous appartiennent en propre. Si nous avons fait quelque figure dans le monde, nous le devons à l’ambition patiente d’une famille féodale, qui, dans les environs de l’an 1000, n’était pas une des plus puis-