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champs cultivés avec amour, ces riches vallées, ce réseau de routes dont les rubans clairs se croisent dans tous les sens, toute la parure sévère et gracieuse que des mains infatigables tissent incessamment sur les flancs de la vieille Cybèle, est-ce donc le linceul d’un peuple qui se meurt ? Tout bourrés que nous sommes de philosophie creuse, chaque aspect de cette France trop aimée nous fait rougir d’avoir pu douter d’elle. En la voyant si belle et si vivante, dans ses horizons familiers ; en contemplant la moisson nouvelle sur ce sol chèrement disputé à l’étranger, une émotion nous monte à la gorge. Jetons nos livres et laissons-nous séduire. Le muet langage des plaines, des fleuves, des bois et des collines possède une vertu secrète qui force à croire. Est-ce que l’homme ne communique pas à la terre elle-même quelque chose de sa force ou de sa faiblesse, de son courage ou de son inertie? Est-ce que les ressources d’une civilisation ne se trahissent pas dans les parfums agrestes et dans les sillons réguliers, de même que le caractère, chez les individus, se devine moins par les paroles, souvent menteuses, que par le jeu involontaire de la physionomie? Si un individu à la poitrine large, à la respiration égale, au teint reposé, nous parle de sa fin prochaine, nous haussons les épaules. À notre tour, n’imitons pas ces malades imaginaires qui cherchent le nom de leurs infirmités dans les dictionnaires de médecine. Ils n’ont pas lu vingt lignes qu’ils se croient perdus.

« Mais les hommes, dites-vous, me gâtent le pays. J’aime la campagne et je hais la province. » A coup sûr, nos compatriotes ne sont pas des anges ; trop souvent brutaux, ignorans, avides, d’accord; corrompus et impuissans, non pas. Leur âpreté au gain, leurs querelles de clocher, leur amour-propre même sont, comme leurs solides vertus, des gages de vitalité. Ils ne ressemblent pas plus à des êtres malsains qu’une fille des champs, fraîche et drue, ne ressemble à une créature dépravée, parce qu’elle s’émancipe un jour de printemps. Virgile, ce provincial impénitent, disait de l’Italie : « Terre riche en moissons, riche en hommes. De même, la France départementale contient des réserves de force et répare incessamment la dépense excessive d’une société raffinée. Si nos concitoyens se montrent plus entreprenans qu’aimables, croit-on que nos ancêtres, qui ont fondé la grandeur nationale, étaient des agneaux sans tache? Querelleurs et batailleurs, c’est à force de gourmades qu’ils ont conquis leur place au soleil. Ainsi font les gens d’aujourd’hui, avec des goûts moins sanguinaires. On nous crie : ce mouvement démocratique, que vous prenez pour un signe de vigueur juvénile n’est que la fièvre des peuples en décomposition. L’histoire nous enseigne au contraire que les nations vieillies sont les nations