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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

le soir pour faire leur partie de whist et forment le plus étonnant assemblage d’opinions dogmatiques. L’un d’eux surtout, avec sa longue figure pâle et son fanatisme inflexible, a été surnommé dans la ville « le duc d’Albe, » et paraît, réellement un échappé de l’Escurial, tout prêt à rallumer les bûchers de l’inquisition : au demeurant, le meilleur homme du monde. Il aurait fallu à ces gens-là, non pas un Louis VIII, mais le Louis XIV des dragonnades, ou le Charles X des ordonnances. À pareille hauteur, ils confondent dans le même mépris toute la pourriture du siècle. Empire, république, royauté constitutionnelle, c’est tout un pour eux. Contre la maison d’Orléans, leurs griefs prennent la proportion d’une haine de famille. Les protestans seuls ont le privilège de les irriter davantage. Ces deux erreurs de l’humanité, la réforme religieuse et le régime parlementaire, leur paraissent la source de tous nos maux. Nous avons entendu un prédicateur en renom raisonner de la manière suivante : Tous les désordres sociaux, et notamment la commune, ont pour origine la querelle de Philippe le Bel et de Boniface VIII. En effet, l’humiliation de la papauté a produit le grand schisme. Du grand schisme est née la réforme. Celle-ci a enfanté le Discours sur la méthode, et de cette philosophie pernicieuse, l’esprit d’examen s’est répandu sur toutes les connaissances humaines : après Descartes, Montesquieu ; après Montesquieu, Rousseau et Voltaire, qui sont les pères de la révolution, laquelle dure encore et conduit à l’anarchie et à la mort. Ce raisonnement à la Purgon est familier à nos ultras. Il y a de mauvais journaux : donc il faut bâillonner la presse. Notre raison nous égare quelquefois : donc il faut asservir la raison. En d’autres termes, il y a des ivrognes : donc il faut supprimer le vin.

Le plus piquant, c’est que, dans ce cercle intime, on admet un vrai fils de conventionnel, un petit homme à raisonnemens carrés, qui, sur certains points, dépasse Saint-Just : l’existence de Dieu lui paraît une hypothèse tout à fait contestable. Par quel mystère ces intolérances peuvent-elles se supporter mutuellement ? Apparemment, la distance est moins grande entre sectaires de droite et de gauche, qu’entre tous les deux et les hommes d’opinion moyenne. Les chevau-légers, formant la majorité, ne sont pas fâchés d’avoir sous les yeux une démonstration vivante en faveur de leur doctrine. « Car enfin, disent-ils, entre la foi aveugle et la négation absolue, on ne peut s’arrêter en route. Voyez plutôt cet infortuné… » Il s’ouvre alors des discussions épiques. Tandis que la maîtresse de maison verse aux assaillans une pâle décoction sous le nom de thé, ceux-ci, tout en battant les cartes, fondent de tous les côtés sur le