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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

à cintre surbaissé. Depuis trois cents ans, on a vu à cette fenêtre une figure d’homme penchée sur son ouvrage et sifflant sa chanson ; le même soleil n’a pas cessé de verser un rayon oblique dans son obscur réduit. Cet escalier, établi depuis si longtemps pour compenser la différence de niveau entre la ville haute et la ville basse, a été lentement usé par des générations de pieds grands et petits, et les pas des contemporains s’entremêlent avec les traces de ceux qui dorment sous la poussière. Les églises abritent des volées de pigeons, et les cris des martinets réveillent les corniches vénérables. Comme cette gargouille à la gueule ébréchée, cette ogive à moitié brisée, cette statue gauchement retenue par un crampon de fer sur son chevet fleuronné, paraissent vivantes sous le ciel changeant ! Les oiseaux se posent irrévérencieusement sur la tête des saints : mais les bons vieux saints semblent sourire à travers leurs rides de pierre et ne s’offensent nullement de ces familiarités de la nature. Les clochetons noircis, entamés, surtout du côté du vent d’ouest, s’assombrissent ou s’égaient suivant les alternatives des rayons et des ombres.

Il nous souvient d’avoir contemplé, dans une forêt de Pensylvanie, une ville entière construite la veille, et destinée à disparaître le lendemain avec le gisement de pétrole qui l’avait fait naître. Maisons, trottoirs, écoles, église, tout était en bois. Dans une grange, on montrait fièrement les presses et les bureaux d’un journal. On avait jeté un chemin de fer sur des traverses à peine équarries, et les arbres de la forêt, renversés par la hache, gisaient encore des deux côtés de la voie.

Nos villes, à nous, ont poussé dans le sol national de si profondes racines que, pour en trouver l’origine, il faut remonter jusqu’à l’époque romaine et parfois jusqu’à la Gaule indépendante. Elles ont été tour à tour lieux de refuge, villes impériales, fiefs ecclésiastiques, dépendances féodales, cités royales ; elles ont formé, dans certaines crises, le cœur même du royaume. Au lieu d’accuser Paris d’attirer à soi toute la vie du pays, on devrait plutôt admirer la force de résistance de ces robustes filles de notre sol, car elles ont traversé des révolutions vingt fois séculaires dont ni Paris ni aucun de nos gouvernemens éphémères ne sauraient être rendus responsables.

La base romaine, on la retrouve encore, sous les lichens et sous les ronces, dans les fondations d’une muraille à pic qui domine la campagne ; elle a servi de contrefort au palais des ducs, et elle porte aujourd’hui le poids de plusieurs administrations publiques. On dirait les couches successives d’une formation géologique. L’horizon qu’on aperçoit d’ici a peu changé depuis qu’il était contemplé