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Si le bonheur sans mélange peut être atteint sur cette terre, Zoïtsa et ses parens d’adoption en jouirent certainement durant les quelques années qu’ils vécurent ensemble dans leur petite maison de la rue d’Eole. Sans désirs, comme aussi sans besoins, leur vie s’écoulait ignorée et tranquille, partagée entre les travaux du ménage, la culture du jardin et les longues veillées, le soir sur la terrasse, où l’on vient respirer la fraîcheur de la nuit, quand la lune monte lentement dans le ciel et projette sur la mer sans rides l’ombre immense de l’île d’Égine ou la silhouette agrandie d’une felouque de Syra.

Mais ils aimaient surtout à se rendre à l’église chaque fois que les cloches, en un jour de fête, conviaient les fidèles aux solennités du culte divin. Ils restaient là, debout, à chanter des hymnes grandioses dans une langue sacrée qu’ils comprenaient. Et les prêtres, revêtus de leurs chasubles d’or, avec leurs mitres précieuses, leurs longs cheveux noués, leur barbe blanche, au milieu de l’encens, étaient si beaux et si vénérables qu’on eût dit Dieu lui-même se laissant entrevoir dans un nuage.

Les années les meilleures sont celles qui semblent passer le plus vite, et l’enfant devint grande en même temps que les vieillards atteignaient un âge avancé.

Un jour, Zoïtsa étant allée avec d’autres jeunes filles, ses voisines, récolter au bord de l’Ilissus les premières pousses tendres de la roka, sa mère adoptive vint s’asseoir près de son mari, non sur le banc de pierre, mais un peu plus bas, car elle sait qu’il ne convient pas à une femme de se mettre au même rang que l’époux son seigneur. Lui, cependant, continue de fumer sa chibouque, comme s’il n’avait pas remarqué la présence de sa femme, quoique sa démarche lui ait fait comprendre qu’elle désire lui parler. Mais ne sait-il pas d’avance ce qu’on veut lui dire ? N’ont-ils pas tous deux les mêmes pensées ?

Enfin, rompant le premier le silence :

— Nous sommes bien vieux,.. fit-il.

— Oui, bien vieux, mon ami, avec une fille bien jeune, o kaïmeni[1] ! Que deviendras-tu, ma petite fleur, quand nous serons partis, ton père et moi ?

— Elle se mariera. N’aura-t-elle pas une belle dot ?

— Tu dis vrai, elle se mariera ; les prétendans ne manquent pas qui sont amoureux de l’argent des filles. Mais je ne me console point pour cela.

— En tout cas, nous aurons fait ce qui dépend de nous.

  1. Mot à mot : O brûlée ! terme de compassion.