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quelque allusion : mais on cite plusieurs noms. Le plus connu est celui du fameux Gourville, domestique de Condé : mais sa fortune avait été bien plus rapide et bien plus éclatante; il avait rendu de grands services et il était d’une grande capacité. La Bruyère d’ailleurs aurait-il traité aussi injurieusement quelqu’un de la maison de Condé? Il est probable que ce sont là des portraits généraux, pour lesquels il a pris, comme il le dit lui-même, un trait ici et un trait là, sans faire poser personne en particulier. J’en dirai autant de Crésus : «De toutes ses immenses richesses, que le vol et la concussion lui avaient acquises, et qu’il a épuisées par le luxe et la bonne chère, il ne lui est pas demeuré de quoi se faire enterrer. » On nomme plusieurs partisans ; mais le fait a dû se présenter souvent. Le partisan Aubert, enrichi sous Fouquet, répond à peu près au personnage, sauf qu’au lieu de se ruiner, on dit qu’il avait été ruiné par la chambre de justice qui l’avait taxé en 1666. Il mourut, dit-on, dans un grenier. Il avait bâti au Marais un hôtel, que l’on appelait l’Hôtel salé[1], parce qu’il en avait gagné l’argent par l’impôt sur le sel. On nomme également plusieurs dames, comme répondant au portrait d’Arfure : « Arfure cheminait seule vers le grand portique... Sa vertu était obscure et sa dévotion comme sa personne. Son mari est entré dans le huitième denier. Quelle monstrueuse fortune!.. Elle n’arrive à l’église que dans un char ; on lui porte une lourde queue... Il y a brigue parmi les prêtres pour la confesser. » Ce serait, dit-on, Mme de Beîzani, ou Mme de Courchamp ; mais ici les applications doivent se perdre dans la foule. C’est aussi vouloir chercher des clefs quand même, que de mettre un nom propre sous cette maxime : « Tel, avec deux millions de rente, peut être pauvre chaque année de 500 mille livres. » Heureux le XVIIe siècle, si Seignelay eût été le seul auquel une pareille maxime pût s’appliquer ! La Bruyère dit encore : « Il n’y a rien dont on voie mieux la fin que d’une grande fortune ! » On cite beaucoup d’exemples pris dans les hommes d’affaires du temps. Lenoir : André Levieux, Doublet. Soit; mais autant pour nous les prendre de nos jours. Ce sont là des vérités de tous les temps dont les originaux sont innombrables : ce ne sont plus des portraits. A plus forte raison, hésitera-t-on à prononcer le nom de Racine, malgré quelque analogie superficielle, à propos de cette pensée : « Les hommes pressés par les besoins de la vie, et quelquefois par le désir de la gloire, cultivent des talens profanes, et les quittent ensuite par une dévotion discrète qui ne leur vient qu’après qu’ils ont fait leur récolte, et qu’ils jouissent d’une fortune bien établie.» Mais La Bruyère était lié avec Racine et Boileau, et s’il a pensé au premier en écrivant

  1. C’est l’Hôtel Juigné, occupé plus tard par l’École centrale.