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d’esprit admirable ; et ses amis de Port-Royal lui attribuaient plus d’esprit qu’à Pascal. Il mettait de la recherche jusque dans les repas, suivant Saint-Simon. Sainte-Beuve conjecture avec quelque vraisemblance que, pour lui avoir appliqué un portrait aussi incisif, La Bruyère a dû avoir quelque injure personnelle à venger.

Parmi les nombreuses peintures de La Bruyère, l’une de celles dont l’application est tout à fait certaine, c’est le caractère du distrait, de Ménalque, où tout le monde au XVIIe siècle reconnaissait le duc de Brancas. Ce portrait, par lequel La Bruyère s’est amusé lui-même et n’a cherché qu’à amuser le lecteur, est un peu une caricature ; il est trop prolongé ; on ne rit pas si longtemps d’une si longue suite de bévues toujours les mêmes : l’importance du travers n’est pas non plus en proportion avec l’étendue de la satire. Néanmoins on peut croire que La Bruyère, qui avait du goût, malgré la recherche de son esprit, et qui surtout aimait le court et le concis, n’a pas laissé sans raison cette longue plaisanterie dans son ouvrage: c’était un appât pour les esprits légers qui veulent rire et s’amuser : c’était une manière de les introduire dans son livre et de les y retenir, surtout les jeunes gens ; de même que Fénelon, pour plaire aux enfans, s’est amusé, dans ses fables, à la peinture un peu trop prolongée de l’Ile des plaisirs. Quoi qu’il en soit, Ménalque, c’est Brancas ; à côté des traits rapportés par La Bruyère, la chronique du temps en rappelle de tout pareils dans la vie de ce courtisan. On prétendait que, le jour de ses noces, il avait oublié son mariage, et que ce fut son valet de chambre qui vint le lui rappeler. Il était allé un jour, suivant Tallemant, en société avec son bonnet de nuit. Une autrefois il prit la reine mère, agenouillée dans l’église, pour un prie-Dieu, et se mit à genoux sur elle. Il écrivait à Mme de Villars et mettait l’adresse au mari. Mme de Sévigné rapporte de Brancas un grand nombre de distractions, celle-ci-entre autres : « Brancas versa il y a trois ou quatre jours dans un fossé. Il s’y établit si bien qu’il demanda à ceux qui allèrent le secourir ce qu’ils désiraient de son service... Je lui mande ce matin que je lui apprenais qu’il avait versé. » Il est probable d’ailleurs que toutes les distractions rapportées par La Bruyère n’étaient pas empruntées à Brancas. On cite encore d’autres distraits célèbres, ne fût-ce que La Fontaine, qui part de Paris pour aller voir sa femme à Château-Thierry, et revient sans l’avoir vue, parce qu’elle était sortie. La Bruyère prit de toutes parts, et sans doute même y mit du sien. Brancas lui-même une fois connu par ses distractions, l’on mit sur son compte toutes sortes d’enfantillages, comme on a fait de nos jours pour le célèbre Ampère.

Le nom de Villeroy est souvent cité par les clefs, à propos de certains passages des Caractères. Mais il faut distinguer ici le père et