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où l’on aperçoit au loin la ligne azurée de la mer qu’encadrent des montagnes d’une imposante tournure, tout dans cette nature heureuse respire la sérénité, l’allégresse avec lesquelles l’univers entier accueille la venue du Sauveur.

On le voit, malgré les dimensions exiguës et la pauvreté des moyens dont ils disposaient, les miniaturistes avaient donné à la représentation du paysage une vérité et une poésie que jusque-là elle n’avait jamais atteintes. Modestes et obscurs comme les maîtres maçons qui ont construit nos grandes cathédrales, bien souvent, comme eux aussi, ils unissaient leurs efforts et, se partageant entre eux les cahiers du petit livre qu’ils avaient à décorer, ils faisaient de ce livre, couvert de leurs fins chefs-d’œuvre, un monument de patiente habileté et de perfection. C’est au moment même où la vulgarisation des procédés de la peinture à l’huile et bientôt après la découverte de l’imprimerie allaient amener la disparition de leur art que cet art brilla du plus vif éclat. Plus d’un, sans doute, parmi eux, après avoir été initié aux pratiques nouvelles, continuait à exercer son talent d’enlumineur. Pendant bien longtemps, en effet, les plus belles miniatures que nous admirons aujourd’hui ont été attribuées aux Van Eyck et aux plus illustres de leurs successeurs, à Memling notamment. Aujourd’hui encore, c’est à ce dernier que l’on persiste à assigner une large part dans la confection de ce fameux Bréviaire Grimani, auquel plusieurs artistes ont collaboré et l’exécution entière du beau Livre d’heures de la bibliothèque de Munich (no 1409 du catal.) qui, à notre avis, n’est certainement point son ouvrage. Le mérite, très réel d’ailleurs, des peintures de ces deux manuscrits nous paraît avoir été un peu surfait. Si l’on y remarque des compositions charmantes pleines de sentiment ou de malicieuse finesse et des traits d’un réalisme si plaisant et si robuste qu’ils semblent déjà dignes du vieux Breughel, la tournure un peu massive des personnages, leurs corps trapus et les expressions souvent assez grossières de leurs traits, nous empêchent d’admettre que Memling soit l’auteur de ce travail. Nous pourrions citer bien des ouvrages moins vantés dont la distinction nous paraît supérieure et particulièrement deux petits livres d’heures de la bibliothèque de l’Arsenal (n°’638 et 639) qui méritent d’être signalés parmi les productions les plus accomplies des miniaturistes flamands[1]. Leur perfection est d’autant plus étonnante qu’à l’époque

  1. Parmi les manuscrits les plus remarquables au point de vue artistique, nous mentionnerons, outre ceux dont nous venons de parler, les Heures du roi René, celles d’Anne de Bretagne, le manuscrit latin (no 1314) de la Bibliothèque nationale, celui des Métamorphoses d’Ovide (no 137, les Heures du duc de Bedford (no 1729) ; les miniatures de Jean Fouquet appartenant à M. Brentano de Francfort et celles de ce même maître qui se trouvent dans le Boccace de la bibliothèque de Munich, enfin les Grandes Heures du duc de Berry, qui font partie de la collection du duc d’Aumale, et auxquelles M. Léopold Delisle a récemment consacré une intéressante étude dans la Gazette des Beaux-Arts.