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de cavalerie, eut le temps de former sa brigade en potence et de montrer ainsi aux spahis un front de cuirasses alignées et de mousquets exercés. Devant cette ligne peu profonde, mais imposante, la masse ennemie n’osa pousser à fond et s’arrêta : le prince de Bade prit alors l’offensive et rejeta cette cavalerie sur les janissaires; l’armée s’ébranla à son tour, et par une marche de front sur toute la ligne, balaya tout devant elle : le camp retranché des Turcs fut enlevé par la cavalerie ; le carnage fut effroyable, le butin immense et de grand prix. L’électeur fut légèrement blessé ; il mena constamment la charge de ses escadrons ; Villars eut son buffle coupé de deux coups de sabre ; Créqui, fils du maréchal, du Héron, du Marton et les autres volontaires français se firent également remarquer et soutinrent brillamment la réputation de leur pays.

Villars fut très frappé de la charge manquée des Turcs : « Ces mouvemens ne se pratiquent pas dans nos guerres, écrit-il dans ses Mémoires (p. 75) ; on n’est pas accoutumé à avoir 8 ou 10,000 chevaux partis ensemble comme des fourrageurs et prendre le derrière de l’armée, mouvement qui, exécuté vivement et avec vigueur, pouvait parfaitement réussir. » Est-ce souvenir de cette charge, ou intuition de son propre génie, mais Villars, appelé plus tard à commander des corps de cavalerie, eut, sur leur rôle, sur leur action à grande distance, des idées très personnelles et très neuves ; sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, il devina les manœuvres de l’avenir.

Après la bataille de Mohacz, au gain de laquelle il avait beaucoup contribué, l’électeur voulut avoir un commandement séparé et demanda à aller faire le siège d’Erla. Le duc de Lorraine s’opposa à ce projet, que Villars lui-même trouvait peu raisonnable, pensant avec raison qu’il fallait profiter du désarroi de l’ennemi pour pousser ses avantages, prendre Eszek, entrer en Transylvanie, et menacer Bel- grade, le principal point d’appui de la force ottomane. Le prince de Bade, qui souffrait autant que l’électeur de l’obligation de servir sous le duc de Lorraine, joignit ses réclamations aux siennes : le résultat de ces dissentimens fut que ces deux princes quittèrent l’armée. L’électeur reprit le chemin de Vienne, et Villars le suivit, non sans trouver qu’il était bien pressé d’aller « jouir de sa gloire au milieu des plaisirs, et plus touché du désir de faire parler de lui que soigneux d’acquérir un savoir bien profond dans la guerre. »

L’électeur, comme on peut le penser, fut très fêté à Vienne : Villars ne le fut pas moins ; les satisfactions d’amour-propre, dont ils étaient très friands l’un et l’autre, leur furent prodiguées. Villars fut félicité par l’empereur en personne, et le chancelier Strattmann, dans un grand banquet, lui fit un compliment public sur sa bravoure et sur les services qu’il avait rendus à l’armée impériale. La comtesse