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n’est point encore trop considérable. L’ivresse féminine est assez rare ; j’ai beaucoup battu la ville, de nuit comme de jour, et il ne m’est guère arrivé d’en voir le dégradant spectacle que dans des bouges particulièrement mal famés. L’ivresse masculine est beaucoup plus fréquente, mais bien souvent elle ne dépasse pas les bornes d’une gaîté un peu bruyante et tapageuse. On peut, ainsi que je l’ai fait quelquefois (pas bien souvent), s’attabler quelques instans au cabaret sans y entendre autre chose que des rires un peu bruyans et des propos un peu grossiers. Ce que l’homme du peuple y va chercher, ce n’est le plus souvent pas l’ivresse, bien qu’il s’expose toujours à l’y rencontrer ; c’est la détente, la distraction, la gaîté ; et lorsqu’il se borne à y entrer au terme d’une rude journée de travail, on peut le regretter pour lui, mais on n’a pas le courage de l’en blâmer trop sévèrement lorsqu’on pense au triste logis qui l’attend. Le cabaret est un peu le club de l’homme du peuple et de tous les moyens de l’en détourner le meilleur est peut-être de lui en offrir un autre. Telle avait été, si je ne me trompe, la pensée qui avait à l’origine présidé à la création des cercles d’ouvriers. On pourrait lui donner aussi une autre forme. C’est ainsi qu’on a créé en Allemagne (et en Suisse également, je crois) des jardins populaires, où l’on ne vend ni vins ni spiritueux et où l’on s’efforce d’attirer le menu peuple par l’attrait de certains jeux. Il existe à Paris, rue de Montreuil, un établissement fondé exclusivement dans une pensée de spéculation privée et en vue de la clientèle allemande, où l’on ne débite que de la bière à deux sous le verre et des gâteaux à un sou. A certaines heures, cet établissement fort démocratique, comme on voit, n’en est pas moins rempli au point qu’il est malaisé d’y trouver un coin de table pour poser son verre. Je suis persuadé que des établissemens de cette nature, quelle que fût la pensée qui présiderait à leur création, et surtout si l’on y joignait une bibliothèque et quelques divertissemens, enlèveraient aux cabarets une grande partie de leur clientèle. Cette clientèle, il ne faut pas se le dissimuler, est énorme. Les soirs de paie surtout, lorsque vient l’heure de la fermeture, les trottoirs des grandes rues populeuses sont encombrés de monde comme la rue Richelieu en plein midi, et c’est pitié de voir parfois de pauvres ménagères qui ont attendu avec impatience la sortie de leurs maris les emmener un peu titubans, tandis qu’elles se demandent sans doute avec anxiété combien elles vont trouver au fond de la bourse pour payer le propriétaire ou le boulanger.

À ces tentations de toutes les grandes villes viennent encore se joindre, pour Paris en particulier, celles des cafés-concerts, des théâtres, des fêtes foraines, et toutes ces occasions de dépenser par-ci par-là quelque argent qui sont si fréquentes dans la vie