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vient à cesser, les salaires à diminuer, l’ouvrier qui touchait les salaires les plus élevés est aussi celui qui se trouve le plus au dépourvu, parce qu’il a pris l’habitude « de vivre comme un monsieur. » De très curieuses dépositions ont été faites à ce sujet devant la commission d’enquête des quarante-quatre. Un ouvrier charpentier de Paris, se plaignant de l’exiguïté du salaire de 8 francs, a déclaré qu’il lui était impossible, à lui célibataire, de dépenser moins de 5 francs par jour. Un autre, dressant le budget d’un ménage ouvrier, faisait figurer dans ses dépenses de la volaille, du gibier, des huîtres, de l’eau-de-vie et du tabac. J’ai été moi-même pris à partie devant une autre commission (on sait qu’il n’en manque pas) pour avoir dit qu’on pouvait à la rigueur se nourrir à Paris avec 1 fr. 75 par jour. Et cependant, il faut bien que ce soit vrai, puisque nombre d’ouvrières à Paris ne gagnent que 1 fr. 50. Mais il faut être équitable, et reconnaître que tout se réunit pour pousser l’ouvrier de Paris à la dépense. D’abord la nécessité de manger hors de chez lui, à la gargote. Non-seulement les alimens y sont mauvais et chers, mais c’est le lieu où les entraînemens de la gourmandise et ceux de la vanité l’excitent le plus à se mettre en frais. Il veut paraître se bien nourrir, et si son camarade demande une douzaine d’huîtres ou une bouteille de cacheté, il se piquera d’en faire autant. Ce repas de midi, pris loin de la famille, est le fléau de l’ouvrier de Paris. Aussi ne saurait-on trop louer l’exemple donné par la compagnie d’Orléans, qui, dans un réfectoire construit à cet effet, offre à ses ouvriers, au prix coûtant, une nourriture saine et économique. Viennent ensuite les tentations du cabaret, qui, aussi bien dans le quartier où il travaille que dans celui où il demeure et sur la route du retour au logis, s’ouvre devant lui à chaque pas. Le nombre des débits de boissons qui existent à Paris est effrayant ; il se multiplie chaque jour, surtout depuis que le marchand de vin est devenu une grande puissance politique et que, pour lui complaire, on a proclamé la sainte liberté du cabaret. Certains boulevards extérieurs et certaines grandes artères populaires en sont bordés de porte en porte. Dans la rue du Faubourg-Saint-Antoine, sur trois cent soixante-dix maisons, il y a quatre-vingt-deux cabarets. Est-ce à dire, cependant, que l’ivresse soit un vice bien répandu dans le peuple de Paris ? Ce serait une exagération que de le prétendre. Sans doute il y a beaucoup trop d’ivrognes, toujours trop ; et les membres de la Société de tempérance ont raison d’adresser tous les ans un intéressant bulletin rempli de toute sorte d’objurgations contre ce vilain vice à des gens qui du reste n’y sont guère enclins. Mais comme tout est relatif, il faut reconnaître que par rapport à d’autres centres ouvriers, ou à d’autres capitales de l’Europe, à Londres, par exemple, le nombre des gens pris de boisson qu’on rencontre à Paris