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Il ne croyait plus à rien qu’à son malheur. Il avait écrit le 13 octobre ; « Khartoum sera pris à la barbe, sous le nez du corps expéditionnaire. L’Angleterre a été faite par des aventuriers et non par son gouvernement, et c’est par des aventuriers qu’elle gardera sa place dans le monde. » D’heure en heure, la catastrophe approchait; il la voyait venir : « Encore deux mois, encore deux semaines, encore dix jours, et il faudra se rendre! » La question était de savoir s’il se déroberait à son désastre en faisant jouer une mine et sauter son palais, ou si, bravant le mahdi, il lui donnerait le spectacle d’un chrétien qui confesse sa foi dans les supplices. Ce n’était pas la mort qui lui faisait peur, c’étaient les hontes de la défaite qui épouvantaient sa fierté. Il est permis de croire qu’elles lui furent épargnées. Selon la version la plus vraisemblable, il a péri dans une émeute, dans une bagarre, sous les coups d’une populace irritée par de longues souffrances et à laquelle le visage du mahdi semblait moins redoutable que la famine. N’avait-il pas dit que c’est le ventre qui gouverne le monde? Depuis longtemps d’ailleurs, il se tramait des complots autour de lui. Il avait arrêté, puis relâché quelques suspects. Les traîtres et les affamés l’ont sommé de se rendre ; il s’y refusait, on le massacra. Il était écrit que cette histoire finirait ainsi.

Hussein-Pacha, l’ex-gouverneur de Berber, qui vient d’être accueilli si gracieusement à Alexandrie par des gens qui s’étaient promis de Is pendre, affirme que le mahdi eût bien volontiers ressuscité Gordon. Nous croyons sans peine que la perte d’un otage d’un si grand prix lui a été sensible, qu’il l’a pleuré sincèrement sans avoir besoin de porter à ses yeux des ongles pleins de poivre. Il a dû trouver pourtant quelque douceur à prendre possession de ce cadavre et de la capitale du Soudan, Mais son triomphe, paraît-il, a été court. Celui que l’ange Azraïl devait conduire au Caire, puis à La Mecque, celui qui se proposait de détrôner le padischah et qui annonçait dans ses proclamations qu’il abolirait les Korans, fermerait les mosquées et remplacerait tout par le mahdi, est mort, assure-t-on, à Gabra, le 29 juin. C’est la petite vérole qui a mis un terme à ses pompeuses destinées; elle ne respecte rien, pas même les messies.

Nous doutons que le fils d’Abdallah soit longtemps regretté. Il régnait par la crainte; on l’accusait d’avoir le cœur farouche, des mains rapaces et ce sourire qui fait peur. Le désert africain a ses enfantemens, il n’a pas le secret des choses qui durent; il a ses épopées, ses chansons de geste, il n’a pas d’histoire. Il en est des empires extraordinaires qu’on y voit paraître ou disparaître comme du ricin miraculeux qui sortit de terre pour ombrager la tête du prophète Jonas. Un ver le piqua; un jour l’avait vu grandir et monter jusqu’au ciel, ce fut assez d’une nuit pour le faire rentrer dans son néant.


G. VALBERT.