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prophète. Il fut chagriné d’apprendre que, ne possédant pas le don des larmes, le fils d’Abdallah, dans toutes les occasions où il lui convenait d’avoir l’air de pleurer, avait soin de fourrer du poivre sous ses ongles et de les porter à ses yeux : « Cela m’a gâté mon mahdi, disait-il, et ce serait une dure humiliation que de reconnaître pour son vainqueur un charlatan de cette espèce. C’est égal, je recommanderais volontiers sa recette aux hommes d’état qui ont quelque tripotage à se faire pardonner ; mais il faudrait les avertir que les ongles doivent être longs pour contenir le poivre. » Puis il pensait à Cambyse, fils de Cyrus, à l’armée des Perses engloutie dans le désert, et ses chagrins lui semblaient moins lourds ; ou feuilletant sa bible, il relisait ces terribles paroles d’Ézéchiel : « Voici, c’est à toi que j’en veux. Pharaon, roi d’Egypte, grand crocodile qui te couches au milieu de tes rivières et qui dis : Mon fleuve est à moi, c’est moi qui l’ai fait... L’épée fondra sur l’Egypte, et l’épouvante sera répandue dans l’Ethiopie. J’arroserai de ton sang le pays où tu nages, je remplirai les vallées de tes débris et les ravins seront pleins de toi. »

Plus souvent encore, oubliant Ézéchiel et Cambyse, les Bédouins et Gordon, il s’amusait à étudier les gens qui l’entouraient, à leur tâter le pouls, à mettre leur vaillance et leur dévoûment à l’épreuve. Dans ses jours de belle humeur, il lui semblait qu’il n’y a pas dans le monde de paysage aussi intéressant qu’une âme humaine. Passant en revue toutes les races, tous les peuples qu’il avait pratiqués, il donnait la préférence aux Chinois ; puis venaient les noirs, les vrais noirs, ceux qui sont aussi camus que des singes, il accordait quelque estime au peuple couleur chocolat du Soudan. Pour les fellahs à la face de carême, ils avaient sa pitié, ils n’avaient pas sa sympathie. Toutefois, il reconnaissait qu’après tout, comme la plupart des hommes, ces pauvres diables, raccolés de force, qu’on envoyait au feu sans leur dire pourquoi, n’étaient ni des héros, ni des couards, qu’ils se comportaient assez bravement quand il y avait de grandes chances de gagner la bataille, qu’autrement ils se souvenaient du fameux proverbe oriental : « Deux hommes ne peuvent tenir ensemble à la même place; si tu viens, je m’en vais. » Quand des déserteurs se présentaient auprès de lui, son plus grand plaisir était de leur donner un dollar, puis de les conduire devant l’une des glaces qui décoraient son palais, objet tout nouveau pour eux. Il jouissait de leur ébahissement. Les plus camus, ceux qui n’avaient aucune prétention à avoir un nez, heureux de se voir pour la première fois et de se trouver beaux, dansaient de joie devant la glace. Un autre, affreusement galeux, refusait de se reconnaître et demandait d’un air farouche : « Qui est-ce donc? » De noires souillons du désert, black sluts, se prenant pour des Vénus, fourraient leur main tout entière dans leur bouche, ce qui est au Soudan le plus grand signe de virginale modestie. Gordon