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oseur voulait la risquer. Il pensait que la sagesse humaine n’est que folie, que tous les événemens d’ici-bas sont décidés dans le ciel. Si Zebehr l’avait trahi, il en aurait conclu que l’Éternel voulait répandre sur son serviteur Gordon « les fioles de sa colère, » afin de voir quelle contenance il ferait dans le malheur et s’il saurait en tirer parti pour le salut de son âme. Ajoutons qu’il aimait à braver les jugemens du monde, à scandaliser les fausses délicatesses, l’orgueilleuse pruderie des pharisiens. Dans ses accès de misanthropie, il ne faisait plus le discernement des boucs et des brebis, mettait peu de différence entre un honnête homme et un brigand. L’humanité lui apparaissait comme une misérable espèce, « gouvernée par l’estomac, par le ventre, par le tube intestinal. » Pour pétrir cette boue, était-il donc si nécessaire d’avoir une conscience et des mains propres? Un Zebehr était bien bon pour une si basse besogne.

« Donnez-moi Zebehr, et je réponds de tout, » répétait-il sans cesse du mois de février jusqu’en décembre. Mais ni le gouvernement de sa majesté, ni le khédive ne déférèrent à son désir. On craignait les réclamations, le scandale, les censures de la société pour l’abolition de l’esclavage. — « Eh! oui, c’est un négrier, répliquait-il; mais puisque vous abandonnez le Soudan, qu’importe que ce soit Zebehr ou le mahdi qui y fasse la traite?... Si Zebehr était ici, écrivait-il encore, tout irait mieux. Berber ne serait pas tombé aux mains des Arabes, et je recevrais toutes les informations qui me manquent... La nuit dernière, un Arabe a pénétré dans l’île de Tuti, gardée par deux cents hommes. Il a tué l’un d’eux et emmené trois ânes; ils l’ont laissé faire, ils ne méritent pas le nom d’hommes. Zebehr s’entendrait à les corriger. Il serait allé à Tuti et aurait administré à tout ce monde trente bons coups de courbache. Quant à moi, j’en suis réduit à me répandre en lamentations. » Au surplus, il offrait de prendre tout sous sa responsabilité. Qu’on autorisât seulement Zebehr à faire le voyage en simple piéton, il se chargerait de le mettre en selle. « Le khédive affectera de me blâmer, le ministère anglais lèvera ses yeux et ses mains au ciel. Ce sera une splendide comédie. La société antiesclavagiste déversera sur moi toute sa bile ; comme je ne compte pas retourner en Angleterre, je me soucierai peu de leurs injures. »

Mais il entendait que, tout en s’indignant, on fît à Zebehr un pont d’or, qu’on lui procurât des provisions en abondance, des bâtimens à vapeur, qu’on lui payât 300,000 livres sterling pendant deux ans, 200,000 comme don de joyeux avènement : « Il s’engagera, cela va sans dire, à observer le traité de 1877 pour l’abolition de la traite, et en jurant il rira dans sa barbe. Quel tapage ils vont faire ! Je connais quelqu’un qui m’écrira : « Mon cher Gordon, il aurait mieux valu mourir mille fois que de vous être ainsi écarté du droit chemin; rien ne peut vous justifier. Je vous souhaite un heureux Noël. » Son rêve ne