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être révisées, qu’on s’était trop pressé de restituer le Soudan aux Soudaniens. Mais le gouvernement anglais n’admettait aucune discussion sur cet article. Son plus cher désir était de tirer au plus vite son épingle du jeu, sans trop compromettre son prestige, et il avait commis à ce soin un homme qui en matière d’honneur était le moins casuiste, le moins coulant des héros, qui, en toute circonstance, était plus disposé à se lier qu’à se dégager, à faire trop que trop peu. Dans le fond de son cœur, Gordon se flattait que quand l’armée de secours l’aurait rejoint à Khartoum, il persuaderait sans peine à lord Wolseley de pousser une pointe dans le Kordofan, de poursuivre le mahdi, l’épée dans les reins, jusqu’au delà de sa capitale. Il écrivait dans son journal à la date du 19 septembre : «J’avoue m’être rendu coupable d’insubordination à l’égard du gouvernement de Sa Majesté et de ses représentans, mais c’est ma nature et je ne puis me refaire. Je crains de n’avoir pas même essayé de jouer au volant avec eux : to play battledore and shuttlecock with them. Pour des hommes comme Dilke, qui pèsent leurs moindres mots, je dois être un-parfait poison. Je sais que si j’étais chef d’état, je ne m’emploierais jamais moi-même, car je suis incorrigible. » Les mystiques sont presque toujours des indisciplinés; ils ne croient qu’au Saint-Esprit et à leur volonté, qui est celle de Dieu.

On peut douter aussi que, dans de telles conjonctures, il fût d’une sage politique de nommer un chrétien gouverneur général du Soudan, en le chargeant de soustraire à l’influence du mahdi des populations terrorisées ou fanatiques. Assurément la religion n’était pas la seule cause de la révolte ; les intérêts menacés y avaient une part considérable. Le gouvernement égyptien avait contre lui toute l’aristocratie des tribus, tous les gros marchands d’esclaves qui, gênés dans leur commerce, se voyaient réduits à acheter, à deniers complans, la connivence des pachas et des sous-pachas ; il n’était pas moins détesté des pauvres et des petits, que révoltaient la vénalité de ses fonctionnaires, les exactions de ses percepteurs. Gordon avait déclaré depuis longtemps que vouloir interdire la traite sans abolir du même coup le régime du courbache et du backchich était une politique qui menait aux catastrophes. Mais le feu eût couvé peut-être longtemps sous la cendre si un prophète n’y avait répandu son huile. Le fils du charpentier de Dongola venait de grouper autour de lui tous les mécontens, à qui il annonçait que le Dieu très haut avait choisi le plus humble de ses serviteurs pour succéder à ses kalifes, que le Tout-Puissant enverrait au secours de Mahomed le mahdi ses anges, ses chérubins et tous les jinns qui croient à sa justice : — « O mes bien-aimés, disait-il, sachez que ce Dieu très bon a déposé dans mes mains le glaive de la victoire. Pour prouver à toute la terre que je suis le mahdi, il a empreint sur ma joue droite le signe que vous voyez, et il fera marcher devant moi, dans la