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du Royaume-Uni assez de fleurs pour lui tresser des couronnes, ni dans la rhétorique anglaise trop d’hyperboles pour célébrer sa gloire. Il s’était laissé prendre et tuer, et l’oraison funèbre de ce vaincu a été bientôt faite. Les uns disaient : « Le pauvre homme ! après tout, ce n’était qu’un aventurier, les aventuriers finissent toujours mal. » D’autres ajoutaient avec aigreur : « Du moment qu’il n’était pas sûr de réussir, il aurait mieux fait de rester chez lui. Il nous a sottement compromis. » Et la plupart, en retournant à leurs affaires, pensaient sans oser le dire que les héros sont une espèce encombrante et dangereuse, qu’un honnête épicier a sur eux l’inestimable avantage de ne jamais compromettre son pays.

Les oublieux, les ingrats, ainsi que les diplomates qui pensent avoir quelque chose à se reprocher dans cette lugubre aventure et qui souhaitaient pour le soulagement de leur conscience qu’on n’entendît plus parler de Charles-George Gordon, de Gordon-Pacha, de Gordon le Chinois et l’Égyptien, sauront peu de gré à sa famille d’avoir publié le Journal qu’il rédigea à Khartoum, chaque matin et chaque soir, durant les longs mois de sa captivité, et dans lequel il relatait tous les incidens du siège, consignait toutes ses remarques, toutes ses réflexions, souvent amères. Ils en voudront à ce mort de sortir de son tombeau pour reprocher son malheur à l’Angleterre et régler ses comptes avec elle. En revanche, ceux qui sont curieux de voir un homme extraordinaire, dont l’âme était plus grande encore que folle, se débattant dans une situation désespérée comme un lion pris au piège, et tour à tour interrogeant sa destinée et son courage, liront avec un vif et poignant intérêt le gros volume où il a raconté lui-même sa déplorable histoire[1].

On regrettera seulement que ce récit soit incomplet. Le colonel Stewart, qui en avait rédigé de sa main la première partie, l’emporta à bord de l’Abbas lorsqu’il quitta Khartoum pour regagner le Caire en compagnie de M. Power et de notre consul, M. Herbin. Attirés dans un guet-apens, les passagers de l’Abbas périrent misérablement, et les précieux papiers dont ils avaient le dépôt furent envoyés au mahdi, qui se fit un plaisir d’annoncer lui-même à Gordon sa capture en lui écrivant : « Je sais désormais tous tes secrets, car quand il plaît au Dieu très haut, à qui grâces soient rendues! il découvre à ses serviteurs les pensées secrètes des infidèles. » Les six cahiers qui nous ont été conservés vont du 10 septembre au 14 décembre 1884. Gordon les avait expédiés l’un après l’autre par des vapeurs jusqu’à Metemmah, où ils furent remis, le 22 janvier de cette année, à sir Charles Wilson. Il tenait à faire savoir à son pays, au monde entier, qu’il avait fait son

  1. The Journals of Major-Gen. C.-G. Gordon, C.-B., at Kartoum, printed from the original MSS. by A. Egmont Hake. Londres, 1885.