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nous amuse, il nous enjôle comme il enjôle Pauline, ce superbe garçon qui est tout expansion, toute faconde, toute franchise apparente. La grâce naturelle de ses mouvemens n’a d’égale que la solidité de ses épaules ; on dirait que chez lui le sang coule plus libre et plus chaud que chez tout autre ; un sourire éblouissant illumine sa physionomie, ses cheveux, d’un noir bleu, frisent trop; de sa bouche fraîche et sensuelle sort un anglais très pur en dépit de l’accent irlandais. Ses yeux sont irlandais aussi, expressifs jusqu’à l’indiscrétion ; sa voix basse et sonore fait croire à une profondeur de sentiment qui lui est étrangère. Quoiqu’il parle beaucoup, personne ne s’en plaint, tant sa conversation est entraînante ; mais il plaide avec une égale conviction le pour et le contre d’une thèse quelconque; en l’écoutant toutefois, on a le sentiment, il a lui-même la certitude de sa sincérité absolue ; jamais il n’a menti avec la volonté de mentir, non, il se trompe lui-même lorsqu’il trompe les autres. Ralph Kindelon, le quatrième fils d’une famille de onze enfans, est venu chercher fortune en Amérique; il s’est découvert un certain talent pour écrire ; le voilà journaliste avec des dons prodigieux sans être supérieurs, une mémoire incomparable, une facilité funeste, un semblant de génie enfin. Du reste, ni patience, ni suite dans les idées, le suprême dédain de toute économie, bien qu’il soit pauvre, une incapacité enfantine pour apprécier la valeur de l’argent. Posséder, à son gré, c’est dépenser. Il rit de toutes les conventions et les brave naïvement ; il n’a jamais su s’imposer de contrainte : bref, le plus effronté, le plus aimable des bohèmes. Et c’est à un pareil homme que l’altière et délicate Pauline, revenue de toutes les choses qui ne sont pas purement éthérées, accordera sa confiance à première vue, lui permettant de la guider pour la création de ce fameux salon dont elle n’a pas les premiers élémens; car la société proprement dite l’assomme : les femmes, ses anciennes amies, ne causent pas, elles babillent comme des perruches au brillant plumage ; les hommes semblent tous disposés à lui faire la cour, Courtlandt excepté, qui persiste dans le rôle d’Alceste, lui disant à tout risque de dures vérités, et d’abord que son Kindelon n’est qu’un aventurier. L’intimité de Pauline avec ce personnage scandalise « le meilleur monde ; » on jase, elle n’en tient pas compte et s’éprend et s’affiche de plus en plus.

D’après les conseils de son nouvel ami, elle s’est liée avec une Mrs Dares, divorcée, fort respectable d’ailleurs, qui a fait toute sa vie de la littérature de modes, de la littérature industrielle, pour élever deux filles dont l’une est peintre et l’autre professeur. Mrs Dares donne des soirées modestes où affluent tous ceux qui tiennent une plume. Chez elle, il sera facile de lever des recrues pour le fameux salon, à la condition de choisir un peu. Mais c’est justement ce choix que l’on ne