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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.

S’il fallait cependant choisir entre ces ruraux mal dégrossis et la fine fleur du savoir pour le gouvernement de la France, nous n’hésiterions pas : les ruraux auraient la préférence. Sans doute, les Français adorent l’esprit. Ils lui élèvent des autels sur les trônes écroulés. Ils font aux poètes des funérailles qu’aucun César n’avait rêvées. Mais on ne gouverne point une société comme la nôtre avec le collège des cinq académies. Nous aurons toujours des lettrés et des savans : il nous faut des hommes d’action. Le savant reste sur le haut de la montagne et contemple les lois éternelles : le praticien descend dans la vallée, s’ingénie pour tourner les obstacles, lutte contre les frottemens, les pentes et les milieux hostiles. Ce sont deux tâches différentes; et il est plus facile au lutteur de monter, d’étendre son horizon, qu’à l’autre d’abandonner son observatoire et de brasser une besogne inférieure. Mieux avisés, nous accepterons les hommes que la démocratie nous envoie, et nous compterons un peu sur la force de la vérité, beaucoup sur l’exercice du pouvoir, pour leur dessiller les yeux.

Si un habitant de Saturne tombait à l’improviste dans un département français, il suivrait avec une curiosité de naturaliste l’agitation qui se propage dans certaines parties de la fourmilière. Il remarquerait que ce mouvement profite surtout à une classe de formation nouvelle, née du croisement des espèces communes avec une branche de l’espèce bourgeoise. Ce Micromégas ne manquerait pas d’en faire un rapport à l’Académie des sciences de son pays. « Le genre d’animal qui tend à prédominer parmi les Français, dirait-il, n’est pas de race pure. Il a des formes un peu grossières, et quelque incohérence dans les habitudes. Certains débris impalpables tendent à faire croire qu’il procède d’une fourmi ailée. Mais ses ailes sont tombées, et il devient tous les jours plus fort et plus vorace. À le voir s’empresser, courir dans tous les sens, soulever péniblement des brins d’herbe, on pourrait penser qu’il s’agite en pure perte. Mais rien n’arrive dans la nature sans une raison suffisante. Admirons les vues de la Providence, qui a placé jusque dans les êtres les plus minuscules le sentiment vague d’un certain intérêt général. Nous oserons même affirmer, au risque de froisser des opinions respectables, qu’un ordre quelconque tend à se dégager de cette apparente anarchie. »

Notre observateur, il est vrai, ne connaîtrait encore que les campagnes.


René Belloc.