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Ce sont les moins nombreux. Les autres s’élèvent sur place, par les magistratures locales, le conseil général, la députation. Ceux-là ne font pas de métaphysique ; mais, dans le domaine de l’action, ils déploient la même activité triste et insatiable. Un paysan, lorsqu’il est saisi du démon de la politique, lui sacrifie tout, même le patrimoine acquis par ses sueurs. On voit bien alors que son avarice n’était qu’ambition déguisée. Sa profondeur de calcul proverbiale, il la tourne vers la conquête de l’autorité. Il se porte tout entier dans une seule direction avec une puissance extraordinaire. Lui, si prudent la veille, recherche l’émotion de la lutte, et même le péril. L’un d’eux, au plus fort de la bataille électorale, se livre à des actes de folle témérité, comme de franchir en bateau la chute d’eau d’un moulin, grossie par une inondation et transformée en cataracte. Il raconte la joie sauvage qu’il ressent à tenir le gouvernail et à commander aux élémens. De tels traits dessinent un caractère. La volonté, tendue à l’excès par les longs efforts et la dissimulation, a de brusques soubresauts. D’ailleurs, dans les limites qu’il s’est tracées, il est irrésistible. Il s’est juré de gouverner l’arrondissement, et il le tient dans ses serres. Malheureusement, cette activité se consume en querelles de clocher. Il dépense le meilleur de ses forces à proscrire des gardes champêtres et à tourmenter des instituteurs. Si un homme de mérite avait mis à la poursuite d’un grand dessein le quart de l’énergie, de la persévérance et de l’adresse que lui coûte ce pouvoir misérable, on l’enverrait au Panthéon.

Les parvenus de la politique sont mal connus et mal jugés. On s’imagine, parce qu’ils comprennent mieux leur canton que la France, qu’ils sont des incapables, voués pour toujours à l’avortement. Leur nullité, leur mutisme dans les assemblées parlementaires donnent le change sur leur réelle valeur. On éprouve une impression toute différente à les voir chez eux, dans leur province. Ce n’est pas une petite affaire que de grouper et de tenir dans la main un faisceau de vingt mille électeurs. Il y faut de rares talens : une vigilance continuelle, un grand empire sur soi-même, la science des intérêts, l’art de la persuasion. Ces gens qui « travaillent sur la peau humaine » rendent dédain pour dédain aux lettrés, et les considèrent comme des freluquets sans conséquence. Qui a raison ? En réalité, ceux-ci sont des hommes d’action, auxquels il ne manque que des notions supérieures pour sortir de l’ornière. Rien ne prouve qu’ils soient incapables de les acquérir. Seulement, l’écart est si large entre les préoccupations ordinaires des paysans et les grands intérêts de l’état ; cette manipulation de la matière électorale est si absorbante, que les hommes y passent tout entiers, corps et âme, et qu’ils arrivent trop tard à la vie publique.