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On dit aussi, dans les campagnes : une maison bourgeoise, un habit bourgeois ; et ces signes souvent trompeurs de l’opulence indiquent tout au plus une candidature à la bourgeoisie. On aurait pu recruter celle-ci par des examens difficiles, comme en Chine, mais la mesure eût paru bien aristocratique. Les diplômes ne sont à la portée que du petit nombre. L’usage a fait mieux : il a inventé un certificat d’instruction assez facile à acquérir, une monnaie courante de la valeur intellectuelle, moins précieuse que l’or, moins vile que le cuivre, et qui permet de distinguer un bourgeois d’un manant. Il faut un ensemble de règles assez compliquées pour dérouter la logique d’un homme fait, assez élémentaires pour qu’un enfant pût les apprendre en quelques années ; une analyse de la pensée traduite par des concordances subtiles, mais indiscutables ; des locutions irréductibles qu’il est impossible de deviner sans les avoir apprises, — en un mot, l’orthographe. Toutes les taquineries imaginées par la loi sur l’enseignement primaire sont des jeux d’enfans auprès de cette enquête perpétuelle ouverte par l’opinion sur le degré d’instruction de chacun. La faute d’orthographe est un péché véniel : mais il en est de cette lacune comme de la légère tache brune qu’un Américain découvre sous l’ongle du métis. C’est une démarcation sociale, avec cette différence qu’on peut apprendre l’orthographe, tandis que tous les parfums de l’Arabie ne peuvent enlever la petite tache du négrillon. « Enseignez-moi l’orthographe ! » dit M. Jourdain à son maître de philosophie. Cet aspirant gentilhomme n’est même pas bourgeois : il lui faut retourner aux élémens.

Notez que ce préjugé est d’origine essentiellement bourgeoise : autrefois, un grand seigneur ne se piquait pas d’orthographe. Ce sont les robins et les gratte-papier qui ont établi ces règles minutieuses après avoir, pendant plusieurs siècles, noirci le vélin pour le compte d’autrui. On s’étonnait encore, au xviie siècle, que « la grammaire pût régenter jusqu’aux rois. » Du jour où le tiers-état a tout envahi, la noblesse a dû subir cette tyrannie roturière. Les caprices de la langue sont devenus d’autant plus exigeans que la société était plus démocratique, puisqu’ils fournissaient la seule distinction extérieure qui subsistât entre les citoyens. On peut sourire des libertés qu’un parvenu prend avec la grammaire ; mais il faut songer qu’un homme peut avoir toutes les qualités d’action, le sang-froid, l’énergie, l’art de conduire ses semblables ; qu’il peut joindre à ces dons naturels plus de connaissances pratiques et de valeur morale que n’en ont les fruits secs des professions libérales, et qu’avec tant de causes de succès, il sera peut-être arrêté dans sa carrière par ce seul fétu de paille.