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UN DÉPARTEMENT FRANÇAIS.


blée de citoyens. Les phrases pompeuses de l’orateur semblaient une amère dérision. Autant offrir de la viande saignante à des convalescens qui seraient au régime du lait : « Vous êtes libres, disait-on , vous êtes les maîtres ! » — Ils hochaient tristement la tête, montrant leurs blessures, comme les vétérans de César. « Lisez-vous quelquefois ? — Jamais ! — Avez-vous appris à lire ? — Oui , mais nous avons oublié. — Vous auriez pu vous abonner tous ensemble à un journal ? — Nous n’avons pas le temps. — Bah ! on a toujours le temps : on lit en allant à son travail, ou dans les veillées d’hiver, au coin du feu. » Les braves gens ne savaient que répliquer. Ils courbaient la tête, semblables à de vieux écoliers pris en faute. Leurs mains, ces pauvres mains couvertes de cicatrices, répondaient pour eux. Elles disaient clairement : « Hélas ! nous n’avons même pas laissé au cerveau le loisir de penser. »

Le jour du marché, un paysan pénètre avec un air presque honteux chez le libraire d’une petite ville. On dirait qu’il commet une mauvaise action. Il ne s’attarde pas à la vitrine. Il tourne entre ses doigts sa pièce blanche, et demande le Mathieu de la Drôme de l’endroit; on lui tend une petite brochure mal imprimée à couverture jaune ou rouge : il s’en saisit et disparaît. Voilà la lecture de famille pour les soirs d’hiver. Le grand-père met ses lunettes, les enfans forment le cercle et on écoute : quoi ? Rabelais nous l’apprend, car nos ancêtres étaient très friands d’almanachs : « Cette année, les aveugles ne verront que bien peu, les sourds entendront assez mal, les muets ne parleront guère, les riches se porteront un peu mieux que les pauvres, et les sains mieux que les malades... » Le même jour, à la même heure, on lit, sous la coupole de l’Institut, un mémoire lumineux, et à quelques lieues de là, on se nourrit encore des billevesées du xve siècle.

Il faut en prendre son parti. À l’exception des journaux à un sou, et des plus violons, la plupart de nos écrits n’arrivent pas jusqu’au peuple des campagnes. Nous ferraillons par-dessus sa tête. Le véritable intéressé entend à peine l’écho lointain des querelles de plume. Les publications prétendues populaires s’arrêtent en chemin. La meilleure de toutes, le Magasin pittoresque, n’a guère dépassé les rangs de la petite bourgeoisie, ou des artisans les plus éclairés. Quant aux recueils à visées politiques, tels que le Père Gérard, avec leur feinte bonhomie, leur enfantillage vieillot, leur optimisme sempiternel, nos paysans sont bien trop défians pour leur accorder le moindre crédit. Sous prétexte de les éclairer, on les représente là plus lourds, plus obtus, plus paysans qu’ils ne sont. Ce pédant insupportable est bien le personnage le moins fait pour