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le sol trembler sous ses pas. Le souffle du dehors pénètre à travers les fenêtres closes. Ses vassaux, accablés de bienfaits, se lassent de le considérer comme un père et vont chercher fortune ailleurs.

Il serait intéressant de suivre l’essor des ambitions rustiques sur un terrain vierge. On verrait alors ce qu’elles peuvent donner loin de la concurrence ou de la routine. À Buenos-Ayres, à Québec, sur quelques plages lointaines, partout où la bonne graine de paysan français a été portée par les hasards de l’émigration, on verrait des colonies florissantes et libres. Vers 1830, une poignée de paysans bourguignons, conduite par un disciple de Fourier, s’établit à Jicaltépec , sur un des points les moins fréquentés de la côte du Mexique. Elle essaya sans succès du phalanstère; puis elle mit à la porte l’utopie et son prophète, et revint à la vieille méthode de la propriété divisée. Depuis lors, elle n’a cessé de prospérer et de s’étendre. Ce morceau de France, cet aérolithe échappé à notre masse incandescente, s’est dépouillé de toutes ses scories : plus de jalousies, de rancunes, de déboires, ni de discordes civiles. Les Bourguignons transplantés ont de l’initiative et de la gaîté, du courage et de la franchise. Ils se marient entre eux. Les familles ne craignent pas de multiplier et la race est plus forte, plus grande, plus belle que dans la mère patrie.

Chez nous, au contraire, que voit-on? Une population ignorante, dispersée, façonnée depuis des siècles à la servitude, esclave volontaire de la glèbe depuis qu’elle est affranchie des seigneurs et souvent déformée par un travail abrutissant. Il semble que son ambition conspire contre elle en l’isolant davantage. Rivée à l’intérêt le plus étroit, elle piétine sur place à la manière de ces chevaux auxquels on bouche les yeux pour leur faire tourner une meule. Elle est obstinée et timide, défiante et taciturne. Quand elle atteint enfin le bien-être, elle en jouit en avare, et, au lieu de s’épanouir largement au soleil, elle s’empresse de limiter le nombre des enfans appelés à partager cette aubaine : de sorte que les provinces les plus riches sont frappées d’une sorte de défaillance morale et que le ver devance la malmité du fruit. Veut-on l’instruire, c’est à peine si on peut lui inculquer à la hâte quelques notions d’écriture et de calcul pendant les heures trop courtes qu’elle dérobe à la terre. On livre au pédagogue des enfans en bas âge, et quand on rend des hommes à la conscription, plusieurs savent à peine signer leur nom sur les feuilles du recrutement. Allez donc confier des leçons d’histoire et de civisme à de pareilles mémoires ! Nous assistions un jour à une réunion électorale composée de vieux paysans. Des fronts fatigués, crevassés, cuits et recuits parle hâle, des joues creuses, des yeux vides, des dos voûtés ; telle était cette assem-