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son niveau et au-dessus. Que j’enseigne ou non la loi, ceux qui sont dans le faux ne la connaîtront pas et ceux qui sont dans le vrai la connaîtront sans moi. Mais ceux qui sont dans l’incertitude ne la connaîtront que par moi ; il faut donc que j’enseigne. » Pour se rendre à Bénarès, le Bouddha dut traverser le Gange, qui coulait à pleins bords dans la saison des pluies. Il était si dénué de tout qu’il n’avait même pas de quoi payer son passage. Il demanda à plusieurs bateliers de le transporter sur l’autre rive. Tous refusèrent. Enfin il en vint un pauvre qui dit : « J’ignore qui tu es, mais ton visage me semble brillant comme celui de Krichna ou de Rama. Avec toi je n’ai pas peur du fleuve. Viens dans ma barque. — Je suis un mendiant, dit le Bouddha, et je n’ai rien pour ton salaire. — Viens toujours ; une seule parole de toi me paiera. — Puisque tu as l’âme si pleine de bonté, dit le Bouddha, tu passeras la vie comme nous allons passer le Gange. » Et la barque glissa légère sur le fleuve houleux. Quand elle aborda, les bateliers peureux et avares, restés sur l’autre rive, se dirent entre eux : « Ce doit être un grand Richi. Malheur à nous ! Il nous aura jeté quelque sort. » Mais le Bouddha leur fit dire de n’avoir aucune crainte.

Arrivé à Bénarès, il songea d’abord aux cinq disciples qu’il avait laissés dans le bois de l’antilope. Ceux-ci ne croyaient plus à son retour et lui en voulaient beaucoup d’avoir abandonné les pratiques qu’ils suivaient eux-mêmes. Quand ils le virent approcher de loin, ils se donnèrent le mot pour ne faire aucune attention à lui. « Il ne faut, dirent-ils, ni aller au-devant de lui avec respect, ni se lever. S’il nous demande à s’asseoir, nous lui offrirons ce qui dépasse ces tapis. » Mais à mesure qu’il approchait, ils devinrent inquiets. Puis, un à un, ils allèrent à lui, lui prirent sa tunique, son vêtement, son vase et préparèrent de l’eau pour ses pieds, tant ils furent frappés de la majesté et de la gloire du Bouddha. « — Ayoushmat (seigneur) Gâutama, vous êtes le bienvenu, daignez-vous asseoir sur ce tapis. — Ne me donnez pas le titre d’Ayoushmat, dit le maître. Longtemps je vous suis resté inutile ; je ne vous ai procuré ni secours ni bien-être. Mais maintenant je suis arrivé à voir clairement l’immortalité et la voie qui conduit à l’immortalité. Je suis Bouddha, je connais tout, je vois tout, j’ai effacé les fautes, je suis maître en toutes lois. Venez, que je vous enseigne la loi et vous l’enseignerez aux autres. »

Dès lors il se mit à enseigner le chemin du salut pour tous, l’humilité, l’effacement des fautes par la connaissance du mal et l’effort vers le bien, la résignation aux maux inévitables de la vie. Un jour, une femme vint lui raconter que son enfant avait été mordu par un serpent et lui demanda un remède pour le réveiller. Le Bouddha lui dit : « Tâche de trouver un grain de moutarde noire. Seulement