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LA LÉGENDE DU BOUDDHA.

détresse. Puis toute la bande alla se précipiter sous les roues d’un char portant une idole monstrueuse et des prêtres qui chantaient au son lugubre de trompettes funèbres. « Qui donc est le maître de ces âmes ? » dit Çâkya-Mouni, qui ruisselait d’une sueur froide. Il sentit sur son visage une haleine glacée et entendit une voix sifflante lui dire à l’oreille : « Je suis le Doute indestructible. Si on ne me voit pas, on me sent toujours présent. Sans que tu le saches, je rampe dans ton cerveau et je coule dans tes veines. Tu ne sauveras pas ces âmes ; je suis leur maître et le tien. » Un rire démoniaque glapit dans l’air. Çâkya-Mouni passa ses deux mains sur son front brûlant ; il regarda la lumière mourante sur la vallée de la mort et dit : « Tu n’es que le roi du mensonge, le plus subtil des ennemis de l’homme. Mais parce que j’aime la vérité tu n’as aucun pouvoir sur moi. » La voix se tut et les fantômes disparurent.

Alors la nuit vint. La forêt avait repris ses verdures. Car il en sortait des parfums enivrans, et un frisson voluptueux courut sur les feuilles. Çâkya-Mouni entendit un nouveau rire, non plus méchant, mais clair et perlé comme une clochette d’argent. Un autre lui répondit, puis un autre encore, et ce fut dans les airs une chaîne de rires qui venaient de loin, de loin. L’espace tout entier se remplit d’une fumée brune dans laquelle glissaient des nuages rosés. Sous la gaze mobile de ces nuages des formes attrayantes apparaissaient et disparaissaient, comme celles que les poètes indous décrivent sous les noms des Apsaras ou nymphes célestes, qui ont pour mission de tenter, de séduire les Richis et les sages. Fleurs humaines, qui brillaient lumineuses dans la nuit, il voyait éclore tantôt un flanc rose, tantôt un bras souple, tantôt un groupe complet. Le mouvement de ces femmes aériennes tenait le milieu entre la danse et le vol. Il venait toujours de nouveaux nuages et il en sortait toujours de nouvelles formes, si bien que finalement l’air en fut saturé. Cette ronde vertigineuse se rapprochait tellement du solitaire qu’il sentait sur son front des haleines et le frôlement de chevelures. « Arrêtez ! » dit enfin Çâkya-Mouni. La ronde s’arrêta. Des milliers d’yeux se fixèrent sur les siens et mille bouches aspirant à la sienne soupirèrent : « Aime ! aime ! Nous avons aimé ! La forme ravit ; la caresse affole ; un cœur bat, un autre lui répond ; et l’homme devient dieu. Aime ! car nous donnons l’amour et l’univers dans un baiser ! » Çâkya-Mouni, les mains croisées sur ses genoux et la tête immobile répondit comme en rêve : « Femmes, vous n’êtes que des ombres. » Aussitôt il vit près de lui un jeune homme superbe, nu, un arc à la main, avec une chevelure brillante et des yeux langoureux. « On m’appelle Kama, dit-il, ou le Désir ; je suis le roi du ciel et de la terre et tu m’obéiras. — Tu es le seigneur