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pour devenir un adepte de l’ascétisme et de la science occulte, on dit encore aujourd’hui parmi les Indous : « Il s’est retiré dans les forêts. » Il disparaît, et la plupart du temps, personne ne le revoit. Ainsi fit le Bouddha. Il se retira dans un ermitage de la forêt d’Ourouvilva. Là, sous l’ombre épaisse des arbres, il se remit à penser aux chemins de la destinée, aux doctrines des livres, aux secrets du silence d’où tout vient, à ceux du crépuscule où tout retourne, et à la vie suspendue entre les deux comme une arche de lumière entre deux nuages, qui va modelant dans le ciel des palais aériens, des colonnes de saphir et de chrysoprase. L’œil se perd sous leurs voûtes magiques ; mais toujours elles changent et bientôt ne sont plus. Puisque tout change et meurt ainsi dans l’homme et autour de lui, où trouver ce qui dure toujours, ce qui ne change jamais, ce qui ne peut mourir ? Où trouver la grande paix, l’asile, le port dans l’océan des choses ? Quelquefois deux disciples qui croyaient en lui, parce qu’ils l’avaient entendu discuter avec les brahmanes, venaient l’interroger et lui disaient : « Maître, as-tu trouvé ? — Non, pas encore, répondait Çâkya-Mouni, revenez dans un an. » Des années se passèrent ainsi, et le prince ascète avait pris dans l’intensité du jeûne et de la méditation un air étrange. Son visage émacié était devenu d’une transparence presque éthérée, et ses yeux agrandis brillaient d’un éclat surnaturel.


Or, dans le voisinage vivait un fermier. Sa femme Souïata voyait quelquefois cet homme immobile assis sous un arbre. Il y avait tant de lumière sur son front, il semblait si grand et si doux avec ses yeux célestes qu’elle le prit pour le dieu de la forêt. Un jour, s’étant approchée de lui, elle s’agenouilla et lui offrit du lait et des gâteaux. Çâkya-Mouni qui n’avait plus mangé depuis trois jours, prit cette nourriture et se sentit fortifié. « Es-tu vraiment le dieu, dit la femme à voix basse, et mon présent a-t-il obtenu ta faveur ? — Et pourquoi me l’as-tu fait ? demanda Çâkya-Mouni. — Parce que j’ai fait vœu que si j’avais un enfant je t’offrirais cela pour ma joie. Maintenant j’ai mon fils, et toute ma vie est une bénédiction. »

Le sage prit l’enfant dans ses bras, et plaçant sa main sur sa petite tête, il dit: « Ma sœur, longue soit ta bénédiction ! Tu m’as ramené à la vie. Mais trouves-tu vraiment qu’il soit doux de vivre ? Est-ce que la vie et l’amour te suffisent ?

« Vénérable ! répondit Souïata, mon cœur est petit. Quelques gouttes d’eau qui n’humecteraient pas même la forêt remplissent le calice du lotus. Il me suffit de voir luire le soleil de la vie dans la faveur de l’époux qui est mon seigneur, et dans le sourire de mon enfant… Ce que les livres disent, je l’accepte humblement, n’étant pas plus sage que les grands d’autrefois qui ont parlé avec les dieux, qui connais-