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Le raya, vil bétail, et pauvre, ne pouvait donc songer à leur demander justice. Les juges principaux, les cadis, étaient des Turcs nommés par le cheik-ul-islam et envoyés de Constantinople ; ils ne comprenaient pas la langue du pays ; et les juges adjoints, les muselins, nommés par le gouverneur, ne recevant aucun traitement, ne vivaient que de concussions. Devant les muselins, qui avaient la confiance des autorités, tout le monde tremblait.

Les chefs des villages, les kmezes, étaient les seuls qui parfois osaient élever la voix. Ils se présentaient au konak devant le gouverneur général, se jetaient à ses pieds, peignaient la misère des kmets et parfois obtenaient quelque remise d’impôts ; mais souvent aussi ils payaient cher leur audace. Les begs et les malmudirs, agens du fisc, contre lesquels les kmezes avaient réclamé, lâchaient sur eux les zaptiehs. Les zaptiehs formaient la gendarmerie. Ils étaient plus redoutés des rayas que les janissaires d’autrefois, car ils étaient plus mal payés. Ils parcouraient les villages, vivant à merci chez les habitans, les rançonnant sans pitié. Les prisons étaient des caves ou des cachots obscurs, infects, remplis d’immondices, où l’on jetait les malheureux, les pieds et les mains liés, sans jugement, et par troupes, quand on craignait quelque soulèvement et qu’on voulait terroriser les chrétiens. Du pain de maïs et de l’eau étaient tout ce qu’ils recevaient, quand on ne les laissait pas mourir de faim. Ce que M. Gladstone a raconté des prisons de Naples, sous les Bourbons, et le prince Krapotkine, dans la XIXe Century, des prisons russes, est couleur de rose auprès de ce qu’on dit des prisons turques. Le capitaine autrichien Gustav Thoemmel rapporte, dans son excellent livre Beschreibung des vilayet Bosniens (p. 195), quelques-uns des moyens de torture qu’employaient les agens du fisc pour faire rentrer les impôts en retard : ils suspendaient les paysans à des arbres au-dessus d’un grand feu, ou les attachaient sans vêtemens à des poteaux en plein hiver, ou bien les couvraient d’eau froide qui gelait leurs membres raidis. Les rayas n’osaient se plaindre, crainte d’être jetés en prison ou maltraités d’autre façon. Le chant de Tchengitch n’était donc pas une fiction.

Quand la Porte envoyait en Bosnie des troupes irrégulières, pour comprimer les insurrections, le pays était mis à feu et à sang aussi cruellement que lors des premières invasions des barbares. En 1876, les Bulgarian atrocities, qui ont inspiré à M. Gladstone ses admirables philippiques, ont été dépassées ici dans vingt districts différens : des villages, des bourgs ont été complètement brûlés et les habitans massacrés. Les environs de Biatch, de Livno, de Glamotch et de Gradiska furent transformés en déserts.