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faut pas perdre le haradsch. Avec le raya, le haradsch disparaît. » Un prisonnier monténégrin, le vieux Durak, demande grâce pour les malheureux. Tchengitch le fait pendre. Alors le vengeur ne tarde pas à paraître : c’est Novritsa, le fils de Durak. Il est mahométan ; mais il se fait baptiser pour se joindre à la bande, à la tcheta monténégrine qui va faire une incursion en Herzégovine. C’est le soir. Tchengitch se repose de ses exécutions dans les villages. Il fume son tchibouk, tandis que l’agneau rôtit à la broche pour le souper. Il a fait suspendre près de lui, à un grand tilleul, les rayas qu’il a emmenés. Pour se distraire, il a fait allumer sous leurs pieds un grand feu de paille. Mais leurs cris, au lieu de l’amuser, l’exaspèrent. Il rugit furieux : « Qu’on en finisse avec ces chrétiens. Prenez des yatagans bien aiguisés, des pieux pointus et de l’huile bouillante. Déchaînez les puissances de l’enfer. Je suis un héros ! Les chants le redisent ; c’est pourquoi tous doivent mourir. » En ce moment, les coups de feu de la tcheta monténégrine blessent et tuent le gouverneur et ses hommes. Nowitsa se précipite sur Tchengitch mort, pour lui couper la tête, mais Hassan lui plonge son poignard dans le cœur.

Voici maintenant les faits qui prouvent que la poésie populaire était un reflet exact de la réalité. Le kmet ne devait payer au beg que la moitié ou le tiers du produit ; mais il devait le livrer en argent et non plus en nature, comme autrefois. On comprend la difficulté de convertir des denrées agricoles en écus dans ces villages écartés, sans route, sans commerce, et où chaque famille récolte le peu qu’il lui faut pour subsister. Autre cause de misères, de tracasseries et d’extorsions : le kmet ne pouvait couper le maïs, le blé, le foin ou récolter les prunes, sans que le beg vînt constater sur place la part qui lui revenait. Le beg était-il en voyage, retenu par ses plaisirs, ou refusait-il de venir jusqu’à ce qu’il eût été satisfait à l’une ou l’autre de ses exigences, le kmet voyait pourrir sa récolte, sans recours possible. C’était la ruine, la faim. Nul ne pouvait lui venir en aide. Si, après que la part du beg avait été fixée, une grêle, une inondation ou tout autre accident anéantissait le produit, en partie ou en totalité, le kmet ne pouvait rien déduire de la redevance arrêtée. Il devait livrer parfois plus qu’il n’avait récolté. La dîme, desetina, se percevait de la même façon. Le kmet devait se soumettre à toutes les exigences de l’agent du fisc. Comme la perception des impôts était affermée au plus offrant, les receveurs n’avaient d’autres moyens de faire une bonne affaire que d’extorquer le plus possible aux paysans. Il fallait en outre satisfaire à la rapacité des agens subalternes. Le raya ne pouvait s’adresser aux tribunaux ; son témoignage n’était pas reçu, et d’ailleurs les juges ayant obtenu leur place à prix d’argent, décidaient en faveur de qui les payait.