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les fameux rochers de Hanseilig, le long de l’Eger, près de Carlsbad ; là, c’est une tête colossale de dragon ou de lion qui apparaît au milieu des chênes; ailleurs, ce sont de grandes tables suspendues, en équilibre, sur un mince support, prêt à s’écrouler; plus loin, des champignons gigantesques ou des fromages arrondis et superposés. Dans le Haut-Missouri et dans la Suisse saxonne, on trouve des formations semblables. J’ai rarement vu une gorge aussi belle et aussi pittoresque. Hoch romantisch! s’écrient mes compagnons de voyage. Quand nous débouchons dans la Haute-Bosnie, la nuit est venue, et il est onze heures et demie avant que nous arrivions à Serajewo. Les fiacres à deux chevaux ne manquent pas, mais ils sont pris d’assaut par les officiers et les nombreux voyageurs. Il y en a tant, que je ne trouve plus place dans le Grand Hôtel de l’Europe. C’est à peine si je parviens à obtenir un lit dans la petite auberge Austria qui est en même temps un café-billard. Le Grand Hôtel ne serait pas déplacé sur le Ring à Vienne ou dans la Radiaal Strasse de Pesth : majestueux bâtiment à trois étages, avec une corniche, des cordons, des encadremens de fenêtres d’effet monumental ; au rez-de-chaussée, un café-restaurant fermé de glaces colossales, peintures au plafond, lambris dorés; des billards en ébène, journaux et revues : on se croirait rue de Rivoli, à l’Hôtel Continental. Rien de pareil à Constantinople. C’est grâce à l’occupation qu’on peut maintenant arriver et s’installer, de la façon la plus confortable, au centre de ce pays, naguère encore si peu abordable.

Le matin, je me lance au hasard. Le soleil de juin chauffe fort, mais l’air est vif, car Serajewo est à 1,750 pieds au-dessus du niveau de la mer, c’est-à-dire presque à la même altitude que Genève ou Zurich. Je suis la grande rue, qu’on a appelée Franz-Joseph Strasse, en l’honneur de l’empereur d’Autriche. Ceci semble bien indiquer déjà une prise de possession définitive. Voici d’abord une grande église avec quatre coupoles surélevées, dans le style de celles de Moscou. Elle est badigeonnée en blanc et bleu clair. L’aspect en est imposant ; c’est la cathédrale du culte orthodoxe oriental. La tour qui doit contenir les cloches est inachevée; le gouverneur turc avait invoqué une ancienne loi musulmane qui défend aux chrétiens d’élever leurs constructions plus haut que les mosquées. La rue est d’abord garnie de maisons et de boutiques à l’occidentale : libraires, épiciers, photographes, marchandes de modes, coiffeurs; mais bientôt on arrive au quartier musulman. Au centre de la ville, un grand espace est couvert de ruines : c’est la suite de l’incendie de 1878. Mais déjà on bâtit, de tous les côtés, de bonnes maisons en pierres et en briques. Seulement, me dit-on, le terrain