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de bois ; c’est là qu’habitent les tenanciers, les kmets. Les propriétaires musulmans vivent groupés dans les villes et dans les bourgs ou dans leurs environs. Deux constructions en torchis s’élèvent à côté de l’habitation du colon. L’une est une étable très petite, car presque tous les animaux de la ferme restent en plein air; l’autre est le gerbier pour le maïs. Chaque ferme a son verger aux pruniers d’un demi-hectare environ. C’est ce qui, avec la volaille, procure un peu d’argent comptant. Ces prunes bleues, très belles et très abondantes, forment, séchées, un article important d’exportation. On en fait aussi de l’eau-de-vie, la slivovitza. Les champs emblavés sont défendus par des haies de branches mortes, ce qui révèle l’habitude primitive de laisser vaguer les troupeaux. Tout indique le défaut de soin et l’extrême misère. Les rares fenêtres des habitations, deux ou trois, sont très petites et n’ont pas de vitres. Des volets les ferment, de sorte qu’il faut choisir entre deux maux : ou le froid ou l’obscurité. Pas de cheminée ; la fumée s’échappe par les joints des planches du toit. Rien n’est entretenu. Les alentours de l’habitation sont à l’état de nature. En fait de légumes, quelques touffes d’ail et quelques fleurs, que les femmes aiment à se mettre dans les cheveux. Cependant la nature du sol se prêterait parfaitement à la culture maraîchère, car à Vélika, j’ai vu un charmant jardinet arrangé par le chef de gare où, entre des bordures de plantes d’agrément, croissaient à souhait des pois, des carottes, des oignons, des salades, des radis. Chaque famille pourrait ainsi, avec un sol si fertile, avoir son petit potager. Mais comment le raya aurait-il songé à cela quand son avoir et sa vie même étaient à la merci de ses maîtres ? Je vois ici partout les effets de ce fléau maudit, l’arbitraire, qui a ruiné l’empire turc et frappé comme d’une malédiction les plus beaux pays du monde.

A la gare de Kotorsko, je prends un bouillon avec un petit pain et un verre d’eau-de-vie de prunes pour faire un grog et je paie 16 kreuzer (0 fr. 40). On ne peut pas dire qu’on rançonne le voyageur. Ici la vallée de la Bosna est très belle, mais l’homme a tout fait pour la ravager et rien pour l’embellir ou l’utiliser. Les grands arbres ont été coupés. Des deux côtés de la rivière s’étendent des pâturages vagues, entrecoupés de broussailles et de maquis. Des troupeaux de moutons et de buffles y errent à l’aventure. Quoique la Bosna ait beaucoup d’eau, elle n’est pas navigable ; elle s’étale sur des bas-fonds et des rochers formant par endroits des rapides. Il aurait été facile de la canaliser. Vers le sud, trois étages de montagnes bleuâtres se superposent; les sommets les plus élevés de la Veljina-Planina et de la Vrana-Planina portent encore de la neige, qui s’enlève vivement sur le ciel bleu. Les campagnes sont très mal cultivées. Quel