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musulmans, les jambes croisées, fumant la pipe. Dans une niche de la cheminée, sur des braises allumées, se prépare successivement, une à une, chaque tasse de café, à mesure que les consommateurs en demandent. Le cafidji met dans une très petite cafetière en cuivre une mesure de café moulu, une autre de sucre; il ajoute de l’eau, place le récipient sur le feu pendant une minute à peine et verse le café chaud avec le marc dans une tasse semblable à un coquetier. Dans toute la péninsule balkanique, le voyageur indigène emporte à sa ceinture un petit moulin à café très ingénieusement construit, en forme de tube. Deux choses me frappent ici : d’abord la puissance de transformation du mahométisme, qui a fait de ces Slaves, aux bords de la Save, n’ayant d’autre langue que le croate, des Turcs ou plutôt des musulmans, complètement semblables à ceux qu’on voit à Constantinople, au Caire, à Tanger et aux Indes ; ensuite, l’extrême simplicité des choses qui procurent aux fils de l’islam tant d’heures de félicité. Tout ce que contient ce café, en fait de mobilier et d’ustensiles, ne vaut pas 20 francs. Le client, qui apporte son tapis, dépensera pendant sa soirée 30 centimes de tabac et de café, et il aura été heureux. Les salles magnifiques avec peintures, dorures, tentures partout, qu’on construira plus tard ici, offriront-elles plus de satisfactions à leurs cliens riches et affairés ? En voyant pratiquer d’une façon si pittoresque et si consciencieuse la tempérance commandée par le Koran, je songe d’abord à ces palais de l’alcoolisme, à ces gin palaces de Londres, où l’ouvrier et l’outcast viennent chercher l’abrutissement, au milieu des glaces énormes et des cuivres polis, reluisant sous les mille feux du gaz et de l’électricité; je pense ensuite à cette vie de l’upper ten thousands, si compliquée et rendue si coûteuse par toutes les richesses de la toilette et de la table, que vient de décrire si bien lady John Manners, et je me demande si c’est aux raffinemens du luxe qu’il faut mesurer le degré de civilisation des peuples. M. Renan, parlant naguère de Jean le Baptiste, a écrit à ce sujet une belle page. Le précurseur, vivant au désert de sauterelles, à peine vêtu d’une étoffe grossière de poils de chameau, annonçant la venue du royaume et le triomphe prochain de la justice, ne nous présente-t-il pas le modèle le plus élevé de la vie humaine? Certes, il est un excès de dénûment qui dégrade et animalise, mais combien cela est moins vrai en Orient que sous nos rudes climats, et surtout dans nos grandes agglomérations d’êtres humains!

Je trouve déjà, à Bosna-Brod, la boutique et la maison turques, telles qu’on les rencontre dans toute la péninsule. La boutique est une échoppe entièrement ouverte le jour; elle se ferme la nuit, au moyen de deux grands volets horizontaux. Celui d’en haut, relevé.