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réalité, il n’y a plus, paraît-il, dix véritables Turcs dans le pays, et avant l’occupation, il n’y avait de vrais Osmanlis que les fonctionnaires. Les musulmans qu’on rencontre, — il y en a, dit-on, environ un demi-million, — sont du plus pur sang slave. Ce sont les anciens propriétaires, qui se sont convertis à l’islamisme à l’époque de la conquête. L’exemplaire que j’ai sous les yeux a tout à fait le type monténégrin : le nez en bec d’aigle, mais à arête très fine, aux narines relevées, comme celles d’un cheval arabe; grande moustache noire, et des yeux profonds et vifs, cachés sous d’épais sourcils. Le chef de gare de Vrpolje m’en fait un grand éloge. « Ils sont très honnêtes, dit-il, tant qu’ils n’ont pas eu trop de relations avec les étrangers ; ils sont religieux et bien élevés, on ne les entend jamais jurer comme les gens de par ici. Ils ne boivent point de vins et de liqueurs, comme les Turcs modernes de Stamboul. On peut se fier à leur parole ; elle vaut plus qu’une signature de chez nous, mais ils vont se gâter rapidement. Ils commencent à s’enivrer, à se livrer à la débauche, à s’endetter. Avec les besoins d’argent s’introduira la mauvaise foi. Les spéculateurs européens ne manqueront pas de leur en donner l’exemple, et ils ne connaîtront pas ce contrôle de l’opinion qui retient parfois les Occidentaux.»

De Vrpolje à Brod, le chemin de fer traverse un très beau pays, mais peu cultivé et presque sans habitans. On est ici dans un pays de frontières, naguère encore exposé aux razzias des Turcs de l’autre rive de la Save. Le paysage est d’un vert intense ; on ne voit que pelouses entrecoupées de pièces d’eau et de massifs de grands chênes, comme dans un parc anglais. Quel splendide domaine on pourrait se tailler ici, et relativement sans grands frais, car la terre n’a pas beaucoup de valeur! Les chevaux et le bétail errans dans ces interminables prairies sont plus petits et plus maigres qu’en Hongrie. Le pays est pauvre, et cependant il devrait être riche. La fertilité du sol se révèle par la "hauteur du fût des arbres et l’aspect plantureux de leur frondaison.

Le chemin qui réunit la gare à la ville de Brod est si mal entretenu, que l’omnibus marche au pas, crainte de casser ses ressorts. Avis à l’administration communale. L’hôtel Gelbes Hans est un vaste bâtiment à prétentions architecturales avec de grands escaliers, de bonnes chambres bien aérées, et une immense salle au rez-de-chaussée, où l’on ne dîne pas mal du tout, à l’autrichienne. Il y a deux Brod en face l’un de l’autre, des deux côtés de la Save : le Brod slavon, forteresse importante comme base d’opération des armées autrichiennes qui ont occupé les nouvelles provinces, et Bosna-Brod, le Brod bosniaque, qui appartenait à la Turquie. Le Brod slavon est une petite ville régulière, avec des rues