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Dans les champs voisins, un homme et une femme binent avec la houe une plantation de maïs, dont les deux premières feuilles sont sorties de terre. La femme n’a d’autre vêtement que sa longue chemise de grosse toile de chanvre, et elle l’a relevée jusqu’au-dessus des genoux afin d’avoir les mouvemens plus libres : les exigences de la pudeur vont en diminuant à mesure qu’on descend le Danube ; aux bords de la Save, elles sont réduites presque à rien. L’homme est vêtu d’un pantalon d’étoffe blanche grossière et d’une chemise. Il est maigre, brûlé du soleil, hâve ; il paraît très misérable. La terre est fertile, cependant, et celui qui la travaille ne ménage pas sa peine. Un passage de la préface de la Mare au Diable me revient à la mémoire : c’est celui où est dépeint le laboureur dans la Danse de la mort, de Holbein, avec cette légende:


A la sueur de ton visaige
Tu gagneras ta pauvre vie.


Récemment, j’avais été aussi épouvanté en étudiant, en Italie, l’extrême misère des cultivateurs, dont l’Inchiesta agraria officielle publie les preuves désolantes. D’où vient que dans un siècle où l’homme, armé de la science, augmente si merveilleusement la production de la richesse, ceux qui cultivent le sol conservent de ce pain qu’ils récoltent, à peine de quoi satisfaire leur faim ? Pourquoi présentent-ils encore si souvent l’aspect de ces animaux farouches décrits par La Bruyère, au temps de Louis XIV? En Italie, c’est la rente et l’impôt qui entretiennent le paupérisme ; ici, c’est surtout l’impôt.

A la gare arrive un Turc : beau costume, grand turban blanc, veste brune soutachée de noir, large pantalon flottant, rouge foncé, jambières à la façon des Grecs, énorme ceinture de cuir, dans laquelle apparaît, au milieu de beaucoup d’autres objets, une pipe à long tuyau de cerisier. Il apporte avec lui un tapis et une selle. J’apprends que ce n’est pas un Turc, mais un musulman de Serajewo, de race slave, et parlant la même langue que les Croates. Comme ceci peint déjà tout l’Orient : la selle qu’on doit emporter avec soi, parce que les paysans qui louent leurs chevaux sont trop pauvres pour en posséder une, et que, les routes manquant, on ne peut voyager qu’à cheval ; le tapis, qui prouve que dans les hans il n’y a ni lit ni matelas; les armes, pour se défendre soi-même, attendu que la sécurité n’est pas garantie par les pouvoirs publics ; et enfin la pipe, pour charmer les longs repos du kef ! En Bosnie, on appelle les musulmans Turcs, ce qui trompe complètement l’étranger sur les conditions ethnographiques de la province. En