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Brimonière accourt essoufflé : pourquoi Raymond l’a-t-il mandé à cette heure matinale ? Pour lui raconter l’histoire de la liaison qu’il veut rompre et lui signifier qu’il part en voyage et qu’il l’emmène. Il la connaît Brimonière, cette histoire ; et tet et tel autre la connaissent aussi. Et comment ont-ils découvert ce secret ? Par les précautions que prenait Raymond pour le cacher : par sa froideur envers Mme de Maussans, à dîner, chez Mme X… ; par le soin qu’il affectait d’ignorer le numéro de sa loge à l’Opéra ! Et c’est pour ce résultat que Raymond Cordier, jeune bourgeois élégant et riche, s’est condamné à des ruses de malfaiteur, a loué des appartenons clandestins, et guetté aux quatre coins de la ville le passage d’une jupe : la belle craignait si fort d’être compromise ! Eh ! que ne l’épousait-il ? C’est que la famille de Mme de Maussans, bien placée dans le faubourg, ne lui permet pas d’échanger son nom pour celui de Cordier ; elle fermerait plutôt les yeux sur une habitude galante. Mais c’est fini de ce mystère pénible ; et fini pareillement des querelles qu’une juste jalousie réveillait sans cesse ; car tandis qu’elle montrait pour Raymond une indifférence blessante, cette coquette souriait à une nuée de sots, « sous le prétexte d’écarter les soupçons. » Une dispute a éclaté hier soir, la dernière assurément. Raymond ne serait pas de son époque s’il n’était psychologue ou, du moins, s’il ne faisait profession de l’être. « tout est fini, déclare-t-il, et ce qui me le prouve, c’est que je peux analyser mes sentimens : c’est terrible, vois-tu, quand on se met à analyser ! .. » Vainement Brimonière, bon enfant, lui dit : « Laisse-moi donc tranquille avec ton analyse ! Que Mme de Maussans arrive, tu te jetteras à ses pieds. » Il jure que son amour est mort ; il montre la collection de lettres qu’il va renvoyer avec ce simple mot : « Adieu ! » Après quoi il partira. Brimonière ne peut l’abandonner dans cette crise. Raymond l’a mal reçu tout à l’heure pane qu’il arrivait inquiet, ayant pris à peine le temps de changer d’habit au sortir d’un bal, et lui demandait : « Tu te bats ? » Il l’a fait taire ensuite, alors qu’il l’interrompait pour lui épargner le récit de choses connues ; mais il a besoin de lui maintenant, il s’attendrit, s’accuse de l’avoir négligé depuis plusieurs mois et promet de ne plus se laisser distraire de lui par une femme ; il est tout à l’amitié désormais : comment l’amitié ne l’accompagnerait-elle pas en Norvège ? Brimonière est avocat et a des causes à plaider ; n’importe : il transmettra ses dossiers à un confrère. Tout ce qu’il peut obtenir, c’est un répit d’un quart d’heure pour faire un somme et se rafraîchir la tête pendant que Raymond va prendre une douche : Éraste, en 1885, après une insomnie, prend sa douche.

Là-dessus, naturellement, parait Lucile : je veux dire Mme de Maussans. Le fidèle Jean, un petit-neveu de Gros-René, ayant vu Raymond ranger des papiers pendant toute la nuit, est allé avertir Marinette,