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Le paysage dont nous parlions tout à l’heure, et que nous cherchions en vain, le paysage antique est dans les deux pages, l’une exquise, l’autre sublime, qui couronnent l’opéra de M. Gounod : la chanson du pâtre et les stances. Le musicien a rendu le double aspect du génie hellénique : la grâce et la puissance. Il existe dans un musée d’Athènes une sculpture peu connue : sur une montagne, à la pointe d’un cap, un adolescent, presque un enfant, est assis. L’expression de son visage, appuyé sur sa main, est souriante et rêveuse. Il est seul, il regarde ; il écoute les cigales sans doute ; il a posé près de lui le chapeau de fleurs avec lequel, aux jours de fête, allaient les bergers de l’Hymette. C’est lui qu’a vu M. Gounod ou qu’il a deviné ; c’est lui dont les chèvres paissent l’herbe courte : Broutez, broutez, mes chèvres ! Le relief de la mélodie est aussi délicat, aussi léger que celui du marbre. Cette douce chanson donne l’impression de la Grèce ; la Grèce avec l’air subtil de ses montagnes, avec la pureté de ses horizons. Après le bas-relief, la statue. Le pâtre s’est éloigné, suivi de son troupeau : Sapho paraît, avec sa lyre d’or. Elle dit quelques mesures d’un récitatif admirable, apaisé, et, debout au-dessus des flots, par deux fois, elle se dévoue à la mort Jamais la musique n’a plus magnifiquement exprimé ni la nature, ni l’âme antique. C’est l’adieu à la vie le plus déchirant et pourtant le plus majestueux ; le plus sublime des suicides. Ces stances désespérées restent nobles malgré la violence du sentiment qui les anime. En elles, ainsi que dans les chefs-d’œuvre grecs, la passion ne déforme pas la beauté. La ligne musicale est harmonieuse comme le fronton d’un temple, comme le profil de ces montagnes d’où Sapho se jeta. Elle se déroule au-dessus de l’orchestre qui s’agite et bouillonne, et ne se brise que par la chute suprême.

Herculanum, c’est presque la Grèce encore ; c’est le rivage de la molle Parthénope, où le doux parler d’Ionie se mêlait à la langue de Rome. Médiocre dans son ensemble, la partition de Félicien David renferme une page immortelle. M. Colonne nous l’a fait entendre cette année dans le concert qu’il a consacré à la mémoire du maître. Un jeune chrétien, Hélios, est saisi et traîné, comme le pêcheur du Nil, devant une reine païenne, en pleine orgie. Il blasphème les dieux qu’elle adore. Mais Olympia, clémente elle aussi, présente à l’audacieux une coupe qu’elle-même a remplie. Hélios la vide et soudain s’émerveille. Un philtre irrésistible l’enivre, et sa bouche, oublieuse du Dieu qu’il voulait confesser, ne s’ouvre plus qu’à des chants de volupté. L’inspiration de Félicien David l’élève ici plus haut qu’elle ne l’avait jamais porté. Une heure de cette extase vaut mieux que toute une nuit de Cléopâtre. Que dis-je, une heure ? La scène dure quelques instans, mais elle illumine toute l’œuvre. Une langueur divine coule dans les veines d’Hélios. L’orchestre a des murmures et des frissons délicieux ; il