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désordre et grossi les rangs des déclassés : le joug militaire les sauvera d’eux-mêmes. Ils seront peu nombreux, d’ailleurs, la France étant le pays où les habitudes d’épargne sont le plus générales. D’ordinaire le remplaçant, après avoir reçu son prix, voudra assurer à lui ou aux siens une ressource durable, et quand il quittera l’armée, à vingt-cinq ans, ce capital de 3,000 ou 4,000 francs sera intact. S’il juge la ressource insuffisante et qu’il demeure dans l’armée, c’est une fortune qui se constitue pour lui : après quinze ans, le soldat qui a remplacé trois fois aura de 9,000 à 12,000 francs, et, s’il en a capitalisé les intérêts de 14,000 à 18,000 francs. Que, fils des villes, il soit tenté par l’industrie, il a le capital, c’est-à-dire le premier outil avec lequel on gagne la richesse ; que, fils des champs, il ait la salutaire passion de la terre, il est assuré de vivre sur son domaine. Voilà le dernier résultat de la substitution, et le plus élevé. Elle fait sortir de l’armée ceux qui sont le plus utiles dans les carrières diverses, le plus sûrs de leurs gains, le plus épris de leur vocation ; elle fait entrer dans l’armée ceux qui rendaient à la société le moins de services et ceux à qui la société offrait moins d’avantages. Elle oblige les premiers à donner aux seconds une part de leurs ressources, elle prélève un impôt payé par ceux qui ont à ceux qui n’ont pas, elle fait passer sans contrainte ni humiliation pour personne 100 à 150 millions par an des mains de ceux qui possèdent dans les mains de ceux qui ne possédaient pas.

Sans doute, ce régime lui-même a ses victimes. Ce sont les jeunes hommes, qui, chaque année, seront désignés par le sort pour le service de cinq ans et manqueront de ressources pour se faire remplacer. Mais ceux-là seront à la fois sans patrimoine et sans travail. Leur malheur n’est donc pas qu’ils appartiennent à l’armée, car, libres, ils n’auraient rien de mieux à faire que d’y entrer. La vie militaire est pour eux plus douce que pour d’autres ; leur misère goûte la joie inconnue à plusieurs d’une nourriture saine et d’un gîte assuré. Leur malheur est qu’ils ne reçoivent pas le capital attribué aux remplaçans. Après cinq ans, ils pourront, à leur tour, continuer cette existence et en obtenir un salaire. Les plus maltraités par la loi ne seront pas tellement à plaindre. Fussent-ils plus malheureux, d’ailleurs, il n’y a pas d’institution sociale qui n’ait ses déshéritas. S’il est nécessaire que certains pâtissent pour l’avantage de tous, n’y a-t-il pas justice à condamner à la servitude militaire ceux qui souffrent moins dans l’armée et n’ont pas de place dans la société civile ? Quel est leur nombre ? Sur 180,000 hommes, entrant chaque année au service, 100,000 ne serviront que six mois, 40,000 seront satisfaits d’être payés pour servir cinq ans. Près des quatre cinquièmes se tiendront pour favorisés, un cinquième