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Pour les remplacer, deux catégories de substituans se présenteront : des conscrits de la classe ayant six mois de service à accomplir, et d’anciens soldats qui auraient achevé leurs cinq ans. Choisir les remplaçans parmi les hommes de la classe est la méthode la plus simple : deux conscrits prennent la place l’un de l’autre. Mais si l’on voulait recruter dans cette catégorie tous les substituans, on n’en trouverait pas. Presque tous aimeraient mieux, après leurs six mois de service, se vouer à une profession et se préparer des gains durables que recevoir un salaire provisoire avec la certitude d’être à vingt-cinq ans sans métier et hors de l’armée. Pour qu’ils y entrent, il faut qu’ils espèrent, par des engagemens successifs, trouver sous les drapeaux une carrière. D’ailleurs, quand ils se présenteraient assez nombreux, le remplacement aurait pour unique résultat de donner satisfaction aux convenances des individus, il n’aurait pas l’avantage principal qu’il en faut attendre.

Prendre un ancien soldat, c’est mettre dans l’armée, à la place d’un homme dont l’éducation est à faire, un homme dont l’éducation est faite, à la place d’un conscrit de vingt ans un homme plus propre par son âge aux épreuves de la guerre. La vigueur physique de l’homme atteint son apogée de vingt-cinq à trente-cinq ans, et elle dure longtemps après[1]. Si l’on accepte des remplaçans de vingt-cinq et de trente ans, la perspective de deux rengagemens attirera, par surcroît, les conscrits qui ont le goût du métier ; l’armée s’enrichira de vétérans qui, formés pendant cinq années, y demeureront dix autres dans la plénitude de l’expérience et de la force. Non-seulement ils ont une supériorité technique, ils ont une supériorité morale, et le plus grand service qu’ils rendent est l’influence qu’ils exercent. Le service de cinq ans est loin de donner aux hommes la plénitude de la valeur militaire. Pas plus avec le service de cinq ans qu’avec celui de trois, l’armée ne devient pour les hommes une carrière. Tout l’avantage est qu’ils se préparent plus lentement à la quitter. Or l’homme ne se donne pas tout entier à ce qu’il ne croit pas durable : celui-là seul est sauvegardé de la tiédeur et de l’indifférence qui contemple dans son avenir un prolongement de son état présent, juge toutes choses importantes ou secondaires selon leur lien avec sa carrière et trouve en elle la source de ses douleurs et de ses joies, c’est-à-dire la vie. De tels sentimens ne sont naturels qu’à des soldats de profession ; des soldats de profession, s’ils sont en assez grand nombre, les inspireront à tout le monde. Leur expérience fait d’eux les premiers dans

  1. « C’est de trente à cinquante ans que l’homme est dans toute sa force ; c’est donc l’âge le plus favorable pour faire la guerre. » (Napoléon, Mém., XVIII).