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victoire et de la défaite sur le développement de la richesse, s’ils sont incontestables, ne sont ni immédiats ni universels. De même que la lutte est limitée dans ses résultats, elle l’est dans ses moyens d’action. Un droit des gens gouverne la guerre même, formé peu à peu par la douceur croissante des mœurs. Il ne confond plus dans une nation les armées, auxquelles est réservé le sort des belligérans, et la population, qu’il tend à traiter comme neutre. Les pays envahis subissent encore d’inévitables excès, mais les violences contre les personnes deviennent plus rares, contre les biens, plus méthodiques ; les réquisitions ont remplacé le pillage, et la discipline des vainqueurs protège le vaincu contre eux-mêmes.

Il en résulte que le sort des états et celui des particuliers, autrefois solidaire, est devenu distinct. La nation peut remporter le plus éclatant triomphe sans que nul des nationaux en tire un avantage direct, elle peut subir les plus humiliantes déchéances sans que nul des citoyens soit atteint profondément dans son intérêt. Ce qui blesse les intérêts de l’homme, c’est la guerre même. Elle l’enlève à ses affections, à ses travaux, à sa liberté ; la défaite les lui rend tout comme la victoire. Ce qui importe à l’égoïsme de l’individu, ce n’est plus l’issue de la guerre, mais sa brièveté. La plus honteuse paix lui vaut mieux que la lutte la plus glorieuse, car la bataille le menace de la mort et la défaite ne le menace que de l’impôt. La guerre, dont l’atrocité grandit avec le progrès de la science, demande donc aux hommes leur vie sans leur offrir aucun des avantages qu’ils seraient disposés à acheter, sans leur donner aucune crainte pour la conservation des biens qu’ils seraient prêts à défendre. Voilà pourquoi la guerre n’est plus détestée seulement par les mères, mais par les peuples.

Comment ce fils du peuple destiné à lutter contre des ennemis qu’il ne hait point, pour une cause que d’ordinaire il ignore, sans avantages à attendre, avec d’extrêmes périls à courir, sera-t-il l’égal de ceux qui défendaient leurs autels et leurs foyers ? Ses intérêts l’appellent hors de la mêlée, des sentimens désintéressés peuvent seuls l’y retenir. Ses instincts sont pacifiques, il faut le rendre guerrier par des vertus acquises. Métamorphose difficile ; pourtant l’homme a cette puissance de se créer une seconde nature, qui dompte parfois la première. Si l’honneur lui révèle ses lois austères, si la religion du drapeau le touche, si la fidélité le lie, si la pusillanimité et le courage apparaissent à sa conscience comme des formes du bien et du mal, il deviendra capable de combattre et de mourir. Mais cette seconde nature ne se forme que par l’habitude, et l’habitude par une éducation. L’esprit militaire est l’anéantissement de toutes les rébellions qui s’élèvent dans l’homme contre la souffrance et le sacrifice ; il est la mort volontaire d’une volonté dans laquelle ne survit que