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pour conséquence une inégalité dans la durée du service. Mais ce n’est rien que le soldat soit instruit s’il n’est intrépide. D’où lui viendra le courage ?

Dans le monde antique, la guerre mettait en question l’existence même d’une société, non-seulement la suprématie politique, mais la propriété du sol, des biens, des personnes. Peu de choses alors pouvaient être obtenues si elles n’étaient conquises, et surtout rien ne pouvait être conservé sans être défendu. Le pouvoir, la richesse, la volupté, étaient les fruits de la victoire, la défaite dépouillait de tout. Le vaincu savait son sort : pour sa patrie la ruine, pour sa famille la dispersion, pour sa femme ou ses filles l’outrage, pour lui la mort prompte des supplices ou lente de la captivité. La ruine de l’état était la perte des particuliers. C’est pourquoi tout homme valide devenait dans chaque conflit un soldat volontaire. En défendant son pays, il se défendait lui-même. La fuite lui apportait des maux plus grands que le combat. Toutes les énergies, toutes les tendresses, toutes les cupidités, toutes les craintes se transformaient en courage.

Le christianisme apaisa la férocité des anciennes luttes et donna naissance à de nouvelles. Qu’elles missent aux prises, dans des batailles de races, les croisés d’Europe contre les musulmans d’Asie et d’Afrique, ou qu’elles déchirassent en sectes ennemies l’unité de la religion, elles aussi appelaient chaque homme à soutenir sa propre cause. Jaloux de rendre à la vérité témoignage par les armes, certain de combattre pour un maître qui, dans le secret même des cœurs, voit la vaillance et la Lâcheté, il savait que fuir était renier Dieu, combattre le confesser, mourir le voir. La lâcheté devenait une offense infinie, le courage une épreuve passagère ; l’espoir d’une récompense et la crainte d’un châtiment qui dépassaient la vie humaine planaient sur tous les champs de bataille ; et dans chaque homme la valeur du soldat était faite par l’enthousiasme du martyr. Ainsi, dans ces longs siècles, la guerre satisfaisait les deux ambitions les plus puissantes de la nature : le désir d’acquérir les biens de ce monde, la volonté de mériter ceux de l’autre.

Les guerres de religion ont disparu, les guerres d’intérêt se sont transformées. Elles ont pour but d’apporter des changemens à la puissance des états et non à la condition des particuliers. Les défaites les plus désastreuses coûtent au vaincu des rectifications de frontières et des indemnités en argent. Dans les provinces qui changent de souveraineté politique, ni la famille, ni la propriété ne subissent d’atteintes ; des lois, de jour en jour moins différentes, assurent partout aux hommes les mêmes droits. Les indemnités les plus lourdes, supportées par tous les citoyens, n’enlèvent à chacun qu’une faible part de ses biens. Les contre-coups de la