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une apparente souplesse ; en un mot, les qualités de l’homme d’action. Ce n’est pas là le produit d’une éducation littéraire et raffinée.

De la vie aristocratique les châteaux, n’ont conservé que la façade. Ils n’ont aucune prise sur le pays. Leurs affinités avec les coteries ne font que les affaiblir. Tout autre est la situation des hauts et puissans barons de l’agriculture qui font valoir leurs terres. Ceux-là s’attachent au fond plutôt qu’à la forme et sacrifient volontiers la façade pour sauver le corps de logis. L’existence du grand propriétaire défricheur est fort austère. Nous sommes loin de la vie facile et élégante, du mouvement des réceptions, de l’échange des idées. L’isolement est ici une nécessité topographique. En traversant ces espaces déserts où l’agronome n’a d’autre distraction que d’écouter pousser son blé, on se sent frissonner de la tête aux pieds. Un homme habitué à notre température de serre chaude ne pourrait jamais s’y faire. L’habitation du maître n’offre aucune recherche. Quand on vit toujours dehors, l’intérieur est chose secondaire. On rentre crotté jusqu’à l’échine. On préfère aux parquets cirés les dalles et le carreau qui peuvent se laver facilement. Le sang est tellement fouetté par le grand air qu’on oublie d’allumer du feu. La salle décorée du nom de salon est une glacière qu’on n’ouvre presque jamais. Le maître, en supprimant toute trace de luxe, diminue les frais généraux et flatte un entourage dont il imite la simplicité.

Le monde croit qu’on est fort à plaindre quand on se passe de lui. Nous avons cependant rencontré peu d’existences aussi dignes, aussi bien réglées et, en définitive, aussi heureuses que celles qui s’écoulent au sein de ces petites colonies agricoles, entre quatre murs blanchis à la chaux, et dans l’exercice d’une tâche librement acceptée. Par la sérénité du visage et par le calme profond de l’âme, certains propriétaires ressemblent à des cénobites. Ils se lèvent, travaillent, mangent et dorment avec autant de ponctualité que dans un couvent. Il est bon, après tout, qu’il y ait des caractères entiers, dont le frottement des villes n’ait point usé le tranchant. Chez d’autres, ce genre de vie développe un certain penchant au despotisme. Tout partage d’autorité leur paraît un empiétement et toute concurrence une rivalité. Quelques-uns conservent jusque dans la vieillesse des rancunes mal assoupies. Prenons-les tels qu’ils sont, à la fois tracaasiers et bienfaisans, épineux avec leurs pareils, indulgens aux faibles, autoritaires avec les uns, libéraux avec les autres.

Dans ce gros village écarté, tout est en l’air aujourd’hui. Il règne un va-et-vient continuel entre la mairie, sorte de grange perchée au-dessus de la halle aux grains, et une petite maison basse qui occupe l’autre bout de la rue. C’est la demeure du