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conduite bien pusillanime. Tous tant que nous sommes, esclaves de l’opinion, nous aurions fait les matamores. C’est cependant une question de savoir si ce petit homme n’a pas montré plus de sang-froid et de courage en risquant de se faire assommer qu’en mettant flamberge au vent. Il a renvoyé la brutalité au seul endroit qui lui convienne, au banc d’un tribunal. Ce dédain du préjugé sent d’une lieue son Molière. Combien M. Jourdain, dont la personnalité bruyante encombre maintenant notre presse et nos assemblées, aurait été moins grotesque, s’il avait écouté les conseils de sa digne épouse, au lieu de se travestir en gentilhomme !

Si nous cherchons un endroit où la grande propriété brille de tout son lustre, nous nous arrêterons dans les deux ou trois vallées qu’on peut appeler la région des châteaux. La tradition, le charme du site, le voisinage des grandes forêts et des rivières ont déterminé leur emplacement. De temps en temps, on aperçoit, au-dessus des ombrages des grands parcs, de fières tourelles, des pignons aigus, des girouettes, tout l’appareil compliqué et gracieux de l’architecture féodale. Une grande partie de ces manoirs ont été construits dans les cent années qui séparent l’avènement de François Ier de la mort d’Henri IV. Ils témoignent de la vitalité puissante et de l’originalité qui étaient, pendant cette époque troublée, les traits de notre noblesse provinciale. Les plus modestes pignons se paraient alors d’ornemens dont l’imprévu et la grâce rappelaient l’exubérance de Rabelais ou la finesse de Montaigne. Parmi les résidences plus anciennes, il y en a peu qui ne soient à l’état de ruine. Cependant on conserve avec soin deux ou trois bastilles féodales à la mine rébarbative, avec pont-levis, poternes et mâchicoulis. Les aménagemens modernes qu’on est forcé de faire pour habiter ces forteresses ne sont pas sans leur donner un léger ridicule. On s’approche de ces terribles murailles : un chien solitaire remplace à lui seul les hommes d’armes qui gardaient la première enceinte. On avance : la cour du donjon est déserte. Une tête paraît enfin à une fenêtre haute. C’est la dame du logis, qui appelle sans façon son domestique. On vous introduit dans une vaste salle où les châtelains rendaient la justice. Le seigneur est un homme tout uni, demi-savant, demi-campagnard, avec des lunettes bleues et des guêtres de chasse. Il est épris de son vieux château. Il vous promène avec amour à travers les pièces vides et incommodes, le long des créneaux veufs de coulevrines. Il démonte sous vos yeux son château-fort comme un jouet. On se fatigue à la longue de voir des salles du trône sans trône, des armures sans chevaliers, et des hallebardes sans suisse. Le goût de l’archéologie et de la restauration envahit tout. Les fortunes bourgeoises ne sont pas toujours à