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foin : ce sont les vieux souvenirs qui planent autour de certaines murailles, c’est l’empreinte laissée par tant de générations sur le sol sacré de la patrie ; ce sont encore des jouissances d’un ordre élevé, ou tout simplement le coup de chapeau du paysan ; c’est, enfin, la consécration de la fortune, le prolongement de la personnalité, le fondement durable de la famille, toutes choses impalpables et qui étonneraient bien un citoyen de Chicago. Il faut être Américain pour ne rien laisser au sentiment. Là-bas, la terre circule de main en main, comme une marchandise ; elle se crie à la bourse, se troque contre un morceau de papier, se négocie chez le banquier du coin. Chaque parcelle, découpée au hasard dans d’immenses plaines uniformes, ressemble à un visage qui n’aurait point de physionomie. Comment s’y attacherait-on ? Ici, chaque motte de terre a son langage, et chaque pierre est un symbole.

Tout Français qui consent à devenir propriétaire a, dans sa vie, une heure de désintéressement : c’est la minute où il paie au fisc le tarif exorbitant des droits de mutation. Pour qu’une pareille fiscalité soit possible, il faut que nous nous fassions une idée bien extraordinaire de l’agrément qu’on peut avoir à figurer sur le livre d’or de la propriété territoriale. Il est douteux qu’aucune redevance vexatoire, ou même que la taille aient jamais prélevé sur les biens de la terre, en faisant gémir les contribuables, ce que le trésor prend sans effort aujourd’hui sur les ventes ou sur les legs. Cela fait 9 ou 10 pour 100 du prix principal. Vous croyez peut-être que le malheureux acquéreur trouve la charge lourde ? Nullement. Les gens du métier affirment qu’il n’en supporte aucune aussi légèrement ; et l’on serait tenté de le croire en voyant qu’il l’augmente de son plein gré. Car, enfin, personne ne le force à s’assurer contre les évictions par un contrat authentique ; ou du moins, si ce luxe de précautions ne correspondait pas à un penchant essentiel, on verrait bientôt une procédure expéditive naître et se développer à côté de la procédure officielle, de même que la coulisse s’est formée à côté du parquet des agens de change. Mais non, après avoir payé trop cher son vendeur et l’état, il faut encore que cet infortuné accumule le papier timbré. Tel qui bondit au seul nom de dîme, trouve tout naturel que la société prélève, sous mille formes différentes, la dîme de son ambition. Et l’on voudrait nous faire croire que ce même propriétaire, après avoir supporté sans se plaindre un tel fardeau, se dégoûterait tout d’un coup ? Si la grande propriété ne reposait que sur des intérêts, elle fléchirait avec eux ; mais elle a son principal fondement dans l’amour-propre : elle est bâtie sur le roc.

Il serait puéril de nier les effets de la loi des partages, ou de ces agens de destruction plus actifs encore : la prodigalité et l’incurie.