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les langues, et que tout le monde parle à la fois, le tournes conversations est une sorte de gémissement continu et bruyant sur l’impuissance de l’homme de bien. Nous sommes débordés ! Tout nous échappe ! La lèpre radicale gagne les campagnes ! Le sage n’a plus qu’à vivre aussi doucement que possible entre sa vigne et son figuier, jusqu’à ce qu’on le chasse à son tour. Les plus riches propriétaires tiennent ce langage. Ils paraissent ignorer que la nature et les lois leur donnent une avance énorme sur leurs concitoyens. Ils ont un petit état, qu’ils transmettront à leurs héritiers ; sur ce territoire vit une population de fermiers et de journaliers, libre, il est vrai, d’aller chercher son pain ailleurs, mais placée dans la dépendance du maître tant qu’elle y reste. En a-t-il fallu davantage pour fonder de grands empires ? Que cherchaient nos premiers rois, au prix de tant de sang répandu, si ce n’est l’hérédité pour leur race et la consistance territoriale pour leur puissance ? Avec la seule Ile-de-France, les Capétiens ont assis leur domination et groupé autour d’eux des voisins plus turbulens que les nôtres. Dans une sphère plus modeste, nos conservateurs pacifiques ne sauront-ils pas se servir des armes que la civilisation met entre leurs mains ? Faudra-t-il encore que les lois favorisent leur paresse à l’aide de privilèges et d’exemptions d’impôts qui les rendraient odieux ? Attendront-ils qu’on attache à la possession de la terre quelque grande charge publique, avant de savoir s’ils en seront dignes ? La révolution leur a laissé davantage en organisant la propriété moderne, qu’elle n’a retiré à leurs ancêtres en les dépouillant des redevances féodales. Si cet ancien lustre leur était rendu, ils seraient probablement tout aussi incapables d’en tirer profit et ils laisseraient la chose publique péricliter entre leurs mains, faute de comprendre qu’il n’est pas de droit sans devoir.

Mais, reprennent les pessimistes, la grande propriété est fort menacée. Elle est à moitié ruinée par la crise agricole : demain la terre ne vaudra plus rien, on l’abandonnera comme un instrument rouillé. Quand elle conserverait sa valeur, ne tomberait-elle pas morceau par morceau sous les coups impitoyables du code, qui a établi la loi des partages égaux ? — Oui, sans doute, il y a en ce moment un peu de tiédeur. Quelle passion n’est sujette à refroidissement ? Mais croire qu’elle va s’éteindre à la suite d’une épreuve passagère, ce serait mal connaître le cœur de nos compatriotes. S’ils mesuraient exactement leur penchant pour la terre au revenu qu’elle donne, ils auraient commencé à la dédaigner le jour où le mouvement des valeurs mobilières a offert des placemens bien plus lucratifs que ce misérable 1 ou 2 pour 100. Ils ne l’ont pas fait cependant. Ce qu’on achète avec un domaine, ce n’est pas seulement un certain nombre de poignées de blé ou de bottes de