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curés sont beaucoup moins compromis que les philippiques d’extrême droite et d’extrême gauche ne le feraient supposer. Même au sein de cette petite société frondeuse qui les soutient, il se dépense, pour la bonne cause, moins d’énergie que d’argent, et moins d’argent que de paroles. Si le clergé était conséquent avec lui-même, il dirait : « Mes enfants, tout ce qu’on a fait depuis une centaine d’années ne vaut rien. Rendez à l’église votre part des biens nationaux. Restituez aux nobles ces terres dans lesquelles vous vous êtes taillé d’assez jolis morceaux. Détruisez les routes. Faites sauter les rails des chemins de fer. En fait d’instruction, bornez-vous au catéchisme. Un croyant en sait toujours assez long, pourvu qu’il distingue une charrue d’une herse. » Ces doctrines, quel curé voudrait les soutenir ? quelle paroisse les écouterait de sang-froid ? Notre clergé a le sens trop juste pour se mettre en travers des progrès légitimes. Quels que soient ses vœux secrets, il accepte ce qu’il ne peut empêcher.

Il consacrait dernièrement, par sa présence, l’inauguration d’une nouvelle ligne ferrée. Toutes les soutanes et tous les surplis du canton étaient là, en grand appareil. Le doyen prononça des prières latines où il comparait la locomotive au char de feu du prophète Isaïe. Un autre prêtre, dans une allocution pathétique, sut mêler à dose égale les pensées d’avenir et le regret du passé. Il ne se défendait pas d’une certaine défiance contre cette machine, plus rapide que le désir, plus dévorante que l’ambition. Il montrait la déroute des vieux costumes et des traditions respectables devant l’invasion foudroyante des idées modernes. Mais il concluait sagement que tout vient de Dieu. Puisque sa dextre nous avait octroyé une aussi terrible invention, il fallait tâcher d’en faire le meilleur usage possible, Est-ce là le ton d’une aveugle et folle résistance à la marche des événements ? Si vous voulez voir un fanatisme de qualité solide, passez les Pyrénées et visitez l’Espagne. Là, le clergé ne transige pas. Là, le chemin de fer et le télégraphe, fréquemment détruits dans les guerres carlistes, sont traités d’inventions diaboliques. Là, on trouve encore des chemins de casse-cou et de coupe-jarret qui font trébucher les mulets ; de jolies vallées sans issue, où l’on bâtit de beaux séminaires, où, faute de débouchés, le vin s’achète et se vend au prix de l’eau. Des prêtres, fort doux dans la vie privée, portent dans leurs yeux, quand ils montent en chaire, tout le feu de l’inquisition. Ces hommes tout d’une pièce, à l’âme « plus grande encore que folle, » soulèvent, au seul nom d’un prétendant, une population qui leur ressemble ; ils mettent leur vie comme enjeu du combat. Nos mœurs, Dieu merci ! sont plus calmes. Nos prêtres, qui savent bien mourir, — ils l’ont prouvé en 1871, — ne songent nullement à faire répandre le sang dans l’intérêt de n’importe