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ton dans ce temps-là, s’écriait, à chaque exhibition nouvelle : « Toi, tu es trop laid. Va te cacher ! »

Aujourd’hui, le pays est en pleine transformation. Non-seulement les préfets sont plus polis, et les conseils de révision moins difficiles, mais les hommes sont réellement plus forts, parce que la terre est mieux cultivée. Quelques villages seulement ont conservé l’air délabré des anciens jours. Partout ailleurs, les maisons sont mieux aérées, la nourriture plus solide ; la blancheur du plâtre égaie la bâtisse primitive, le bétail engraisse, l’homme s’épanouit. Au dehors, le sol se couvre de gerbes un peu maigres encore. Des canaux de drainage dessèchent les marais. Autour des terres nouvellement retournées on a semé, pour protéger les frêles moissons contre le vent, une triple rangée d’arbres forestiers. Les jeunes plants de chênes et de peupliers ont déjà passé hauteur d’homme et mêlent un parfum sauvage à l’odeur des granges. Le dimanche, les femmes sont toujours vêtues de droguet et leurs maris de gros drap, mais ils ont un aspect de santé et de propreté. Depuis trente ans, la charrue n’a pas cessé d’attaquer vaillamment ce terroir. La lande et le marécage reculent tous les jours.

Ce résultat est dû principalement à l’accord des petits propriétaires et des gros. Est-ce que, dans tous les temps, le péril commun n’a pas groupé les petits états derrière les grands ? Le péril ici est de mourir de faim, ou tout au moins de rester indéfiniment embourbé dans une misère crasse. On y croupissait depuis une dizaine de siècles sans avoir l’idée d’en sortir : aujourd’hui ces populations paisibles ont entrevu une condition meilleure ; elles ne peuvent plus supporter leur ancienne ordure. Quiconque les en tire est le bienvenu. Peu leur importe au nom de quel principe, sous l’invocation de quel saint on leur tend une main secourable. Elles ne demandent point ce que pense le voisin, mais comment il amende son champ. La seule affaire sérieuse, c’est le défrichement. Le capital ici. n’est point un gros monsieur qui se repose après fortune faite, et se drape dans l’immobilité des droits acquis : c’est un personnage actif, familier, nécessaire, et très considéré. Singulier contraste : dans une vallée opulente, on se déteste ; dans un désert repoussant, on s’unit. Pour résoudre la question sociale, n’ouvrez point aux hommes un eldorado : donnez-leur plutôt les Marais-Pontins à dessécher.

On peut suivre, de commune en commune et presque de porte en porte, tous les degrés par lesquels passe un paysan, depuis l’abrutissement séculaire jusqu’à l’émancipation complète. Parfois, le cultivateur vit dans l’eau ; il a l’œil terne, le dos voûté, les membres racornis, avec l’expression effarouchée et défiante d’un