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bornée, respire l’ancienne sérénité. C’est un moment à saisir : demain, si le hasard la fait entrer en contact avec la ville, ou si son époux la met de moitié dans ses calculs, la simplicité patriarcale s’envolera ; l’honnête petit bonnet blanc sera remplacé par l’horrible chapeau. Moins mesurée que l’homme, elle anticipera sur l’avenir, et le premier effet du progrès sera de la rendre laide. Espérons que, sous ses atours d’emprunt, elle conservera la plupart de ses vertus domestiques, et qu’elle y joindra la prévoyance et la pénétration des « dames de la grande culture, » auxiliaires indispensables des entreprises conjugales. Souhaitons aussi que l’époux apporte à la démocratie un lot de qualités solides. Quels que soient les desseins qu’il forme ou les opinions qu’il embrasse, il y mettra sans doute l’esprit de suite, la ténacité, la réflexion qui, à d’autres époques, ont rendu ses vengeances si redoutables.

Il existe, à l’extrémité du département, une région que la nature semble avoir sévèrement traitée. Naguère encore, il n’y a pas trente ans, on la considérait comme à peu près inabordable. Pas un arbre, si ce n’est dans quelques combes étroites ; un sol aride, couvert de bruyères et d’ajoncs ; des eaux stagnantes qu’aucune pente ne sollicite ; de maigres pâturages, marqués de taches sombres ou rougeâtres ; un horizon morne, tel est encore, dans maint endroit, l’aspect de ces tristes cantons. Bêtes et gens se ressentent d’un pareil milieu. Les maisons sont basses et mal crépies. Les pierres des murs, grossièrement jointes avec un peu de boue, disparaissent dans une teinte grise uniforme. Les étables sont infectes. Le fumier pourrit devant chaque porte, car c’est une opinion bien établie qu’on l’améliore en marchant dessus. Dans ces maisons-là, on se nourrit mal : quelques pommes de terre, un peu de lard, et, les jours de fête seulement, de la viande douce, voilà les plus grands régals qu’on se permette. Le vin y est presque inconnu, et remplacé par de la boisson ou par une mauvaise eau-de-vie de grains. Tous les habitans d’un village pourraient à peine, en réunissant leurs ressources, atteler un bidet à une charrette. Mal nourris et médiocrement vêtus, ils ont moins de force musculaire que la plupart de leurs compatriotes. Ces quartiers sont bien connus des conseils de révision, qui refusent la moitié des conscrits pour arrêt de développement. Un vieil habitant du pays nous racontait qu’autrefois on n’en prenait même pas le quart. Ces pauvres êtres, aux membres décharnés, à la face douce et résignée, défilaient humblement devant les autorités, étalant leur triste nudité, comme dans les Jugemens derniers de nos cathédrales, où les élus sont aussi piteux que les damnés. C’était un moyen âge ambulant. Le général faisait la grimace, et le préfet, avec une impertinence administrative qui était de bon