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plus sûrement leurs turbulens vassaux, n’ont point de bail écrit, et gardent ainsi le droit de les congédier du jour au lendemain, comme naguère en Irlande. C’est une remarque fort ancienne que la Providence, dans sa bonté, a départi plus de finesse aux gros animaux empêtrés dans leurs membres. Nos herbagers ne se piquent pas de consistance politique. Ils ne peuvent sauver leurs intérêts privés qu’aux dépens, non de leur conscience, qui n’a rien à voir dans ces matières, mais de leurs préférences secrètes. Leur penchant pour les opinions avancées n’est pas douteux ; et cependant ils savent attendre. Courtisés par tous les partis, ils se laissent caresser, solliciter, s’assoient à la table du baron, ne repoussent pas les avances du député. La politique du jour, en attendant mieux, leur parait un excellent moyen de manger à tous les râteliers. Si les vignerons sont les troupes légères de la démocratie rurale, ceux-ci forment le corps de bataille. Ils rachètent leur lenteur par des manœuvres savantes. Leurs hésitations apparentes sont profondément calculées. Parmi tant de marches et contremarches qui déconcertent l’adversaire, ils ne cessent d’avancer, et demain on sera surpris de les voir dans la place.

Il est temps de gravir les plateaux, réserves de notre agriculture. Nous sommes en rase campagne. De tous côtés s’étendent les longues rangées de sillons. Le vent, qu’aucun obstacle n’arrête, souffle rudement au visage et apporte des odeurs saines et fortes. On se croirait en mer. La ligne monotone de l’horizon n’est rompue que par le maigre profil de quelques ormes oubliés au bord d’une route, ou par la silhouette d’une grande ferme. Les labours, les semailles, la moisson viennent successivement animer cette solitude. Le soir, les grandes meules de paille, allongeant leur ombre, semblent des bouées énormes au milieu d’un océan immobile. Sur le chaume où croît une herbe rare, un troupeau de moutons se presse autour de la hutte du berger et accroît l’impression mélancolique de ce sahara cultivé. La ferme oppose aux assauts du vent ses épais contreforts. A l’intérieur, c’est une arche de Noé. Grand et petit bétail, percherons vigoureux, troupeaux d’oies, volaille familière, pintades criardes, enfans, valets de ferme, moissonneurs à gages, tout vit et grouille pêle-mêle, sous les larges poutres à peine équarries, dans une atmosphère de foin, de grains et d’étable. Cependant le maître du lieu est un solitaire, en ce sens qu’il voit rarement ses supérieurs et que, dans l’enceinte de ce caravansérail, on ne connaît d’autre autorité que la sienne : image à peine altérée de la vie patriarcale. A chaque instant, il vient à l’esprit des comparaisons bibliques. Regardez l’air soumis des valets de charrue et des gens d’août, lorsqu’ils se glissent le long de la grande table, à l’heure du