Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/361

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et inquiètent les gros bataillons. Ils se considèrent modestement comme l’avant-garde des petits cultivateurs, et de la démocratie en général. Ils s’imaginent de bonne foi être les rois du monde, parce qu’ils règnent sur quelques arpens pierreux. Ce n’est pas le premier peuple qui cède à pareille illusion. Au fond, ces mauvaises têtes valent mieux que leur réputation. Il faut les excuser d’être un peu quinteux : ils sont à la merci d’une gelée ou d’un rayon de soleil. Il y a du jeu dans leur affaire ; impatiens dans la mauvaise fortune, arrogans dans la bonne, ces joueurs voudraient risquer beaucoup et ne jamais perdre. Quand la grappe a coulé, l’édifice social leur parait manquer par la base. Ils veulent tout remanier, hormis, bien entendu, la petite propriété dont ils jouissent. En somme, ces impatiences d’enfans gâtés ne sont pas plus redoutables que les plumets scandaleux dont leurs filles coiffent un front hâlé pour faire enrager les dames de la ville.

Lorsqu’on s’éloigne du chef-lieu en descendant la vallée, on marche au milieu de magnifiques pâturages. Il y a là des jumens poulinières primées dans les concours, des taureaux de race Durham, à la croupe rectiligne, et des bœufs tellement gras qu’ils peuvent à peine marcher en écartant les jambes : ce ne sont plus des animaux, c’est de la viande sur pied. Quand un fermier passe devant eux, ses yeux se mouillent d’attendrissement. De même que ces ruminans participent de la physionomie plantureuse du sol, de même on croit saisir une vague ressemblance entre l’élève et l’éleveur : même encolure, même charpente, même imposante majesté. L’herbager parait riche, bon vivant, et fréquente plus le café que l’église. Vous l’avez probablement rencontré, en casquette de soie et en blouse flottante, car il vient souvent jusque sur le marché de La Villette. Il est monté dans votre wagon, heureux de frotter à votre habit noir son orgueilleux bourgeron. Sans demander pardon de la liberté grande, il a tiré un cigare de sa poche, et il s’est mis à l’aise, en étalant sa large personne sur les banquettes capitonnées. Vous vous êtes reculé avec horreur, en maudissant intérieurement les privautés démocratiques. Une malice ingénieuse forme le fond du caractère de ce pachyderme. D’autres, les jours d’aubaine, aiment à revêtir la livrée bourgeoise ; il trouve un plaisir plus raffiné à vous imposer le contact de la sienne, et à vous agacer les nerfs par le spectacle de son sans-gêne. Ne croyez pas cependant qu’il se livre tous les jours à ces ébats innocens. Vous le jugez riche ; il l’est par momens : c’est un spéculateur. Mais il n’est pas son maître. Il relève le plus souvent d’un petit bourgeois de la ville voisine, qui vit à l’étroit du produit des fermages. On pourrait même citer telle commune où les propriétaires, pour tenir